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Stationnement payant: un espace à s'approprier



  • Une longue, loooooongue file de voitures s’étendait sur toute la rue principale d’un petit village du Nouveau-Brunswick. C’était au milieu des années 1990 et il faisait noir.« Ben voyons donc, ils sont 5000 habitants, y peut pas y avoir autant de trafic à 19 h ! », s’est écrié mon père, assez fort pour que je l’entende à travers son casque de moto. On a vite découvert que ce n’était pas un accident qui bloquait la circulation, mais un intrigant passe-temps local.

     

    Le vendredi soir, au lieu d’aller, j’sais pas, souper chez Dixie Lee, au cinéma, jouer au minigolf ou boire une douze dans le garage, les gens s’entassent dans la voiture, investissent les stationnements devant les commerces, le pare-chocs tourné vers la rue principale. Et ils mangent des barils de poulet frit et de la pizza dans leur char, en regardant les autres véhicules parader sur la Main. « Attends. Ils font juste ça ? » Juste ça, m’a répondu mon oncle, chez qui on a fini par arriver après une demi-heure d’avance-arrête.

     

    Vous direz que ça manque peut-être un peu de verdure et d’air frais, cette histoire-là, n’empêche que les citoyens s’appropriaient spontanément cet espace. À la manière des amateurs de motos et de voitures classiques le mercredi à l’Orange Julep, des parents qui enseignent à leurs petits le vélo à deux roues après la fermeture du Canadian Tire, des marchés aux puces, des tailgate partys et des VR qui campent gratuitement chez Walmart.

     

    En Guinée-Conakry, où il y a de fréquentes pannes de courant et où le cinquième de la population n’a pas accès à l’électricité, les étudiants ont découvert que le stationnement de l’aéroport est l’un des rares endroits où ils peuvent étudier sans interruption car les lumières ne s’éteignent jamais. En Allemagne, on s’en sert comme champ de pratique pour les batailles médiévales.

     

    Il est vraiment plus qu’un entrepôt de voitures. N’empêche que la plupart du temps, il n’est tout simplement pas permis de l’utiliser avec autant de fantaisie.

     

    Félix Gravel l’a bien compris, lorsqu’il a voulu ajouter quelques mètres à sa terrasse bondée d’amis en utilisant un des deux espaces de stationnement devant chez lui. Un gros 4x4 a gentiment klaxonné avant de réclamer les deux places. « On est partis car il est écrit dans tous les règlements municipaux qu’une case de stationnement ne peut pas être utilisée à d’autre escient que l’entreposage de voitures », se souvient le responsable des campagnes Transport, GES et Aménagement du territoire au Conseil régional de l’environnement de Montréal (CRE-Montréal). « Il n’est pas possible ni justifié de payer le temps d’utilisation du stationnement et de l’employer comme ça nous chante pour jouer de la guitare. Pourtant, la voiture, qui passe 95 % de son temps stationnée, continue d’avoir le monopole sur l’humain. Et on paie tous pour ça, pas seulement les automobilistes. »

     

    Le responsable de l’antenne montréalaise de l’événement mondial PARK (ing) Day estime à plus de 3000 $ la valeur d’une case de stationnement de la ville, si on compte les frais de déneigement, la gestion de la tarification et du remorquage et l’amortissement du terrain.

     

    Une fois l’an, lors du PARK(ing) Day — qui a lieu cette année le vendredi 19 septembre —, créateurs, citoyens, artistes et commerçants inscrits peuvent faire ce qu’ils veulent de ce nouveau territoire des possibles. Québec aura quelques places, et pour sa première année, Laval en prévoit une vingtaine. À l’échelle mondiale, Montréal est la plus généreuse des villes participantes, lui réservant 200 aires —, alors que la hip San Francisco, où le mouvement a été lancé en 2005, prépare entre 50 et 100 places.

     

    L’an dernier, dans chacun de ces 11 mètres carrés de bitume, on a joué à la marelle, aux poches, fait du yoga, du outdooring, vendu de la nourriture, des bonbons, créé des librairies, un microcondo, des friperies. Une vraie foire.

     

    En dehors de cette journée spéciale, on redonne parfois le stationnement aux piétons. Et c’est ainsi que poussent tranquillement à Limouilou, à Verdun, dans Hochelaga, les Parklet, ces placotoirs aménagés le long de la rue et qui servent de lieu de rencontre pour flâner, dîner. À ne rien faire.

      

    La game a changé

     

    Dans ce « sacrifice » au profit de la collectivité, Maude Ladouceur, administratrice et responsable des activités de financement à l’Association du design urbain du Québec (ADUQ) et impliquée dans le PARK(ing) Day, y voit une occasion pour la population et les élus de prendre conscience que convertir ces espaces par de simples interventions peut transformer notre vie et notre interaction avec l’environnement.

     

    Davantage de stationnements souterrains permettrait plus d’espaces publics et la création de quartiers plus dynamiques. « On voit d’ailleurs une réelle volonté des villes de réduire les grandes étendues de stationnement. Les supermarchés et les centres commerciaux sont tentés d’ajouter le maximum d’espaces pour que tout le monde puisse se garer pendant l’achalandage des Fêtes ou du Boxing Day, mais ils seront vides le reste de l’année. Alors, certaines villes ont commencé à imposer des normes maximales pour restreindre l’espace consacré à l’entreposage de voitures. »

     

    Espace en garde partagée

     

    Le design du stationnement avait peu changé depuis les années 1950, mais depuis la fin des années 2000, il y a une plus grande conscience de l’utilisateur. Le verdissement urbain et le PARK(ing) Day y sont pour quelque chose, constate l’architecte paysagiste Mélanie Glorieux, qui dirige plusieurs projets pour le Groupe Rousseau Lefebvre et a travaillé sur le stationnement vert du Centropolis de Laval.

     

    « Évidemment, la grande étendue asphaltée est pratique, car plus facile à déneiger, mais pour diminuer les îlots de chaleur, on a introduit des végétaux, des jardins de pluie pour arroser les plantes et éviter que l’eau pluviale n’engorge les égouts de la ville. » En baissant les yeux, on remarquera que l’asphalte est remplacé par le pavé de béton et que du gazon est ajouté entre les dalles. Parfois, les villes les conçoivent pour qu’ils accueillent un marché fermier la fin de semaine.

     

    Quand on se compare, on se console : sachant qu’ailleurs dans le monde le tiers de la superficie de certaines villes, ce sont des mers asphaltées, le CRE-Montréal évalue qu’ils occupent 8 % de la surface de l’île. Avant même d’insérer la clé dans le contact de sa Honda FIT, il y a déjà trois à cinq espaces de stationnement qui nous attendent (un impressionnant 11 par famille à Tippecanoe County, en Indiana). Et malgré ça, on a toujours l’impression de ne jamais trouver de place pour se garer.

     

    C’est pourquoi le CRE-Montréal valorise le partage de stationnements pour combler l’espace inhabité à certaines périodes du jour. Puisque la projection d’après-midi deDanser dans les rues 5 3D ne remplit pas à elle seule tout son stationnement, le cinéma Guzzo de Terrebonne, en partenariat avec l’Agence métropolitaine de transport, met ses espaces à disposition des travailleurs. « Avec les quatre universités et les tours vides après les heures de bureau, le centre-ville de Montréal pourrait faire une vraie optimisation », dit Félix Gravel.

     

    Quand je repense à « l’optimisation » qu’en faisaient ces villageois du Nouveau-Brunswick, je trouve que pour des terrains déserts, inhospitaliers et pas du tout sexy, le stationnement est l’un des rares espaces pour lesquels monsieur et madame Tout-le-Monde ne sont jamais à court d’idées.

    Source: Le Devoir

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