Chaque jour vers midi, huit jeunes hommes guettent la venue de Valerie. Son apparition quotidienne, est l’événement qui illumine leur journée. “C’est Valerie, Monsieur !” s’enthousiasme Jonathan Lobo, de la marine philippine, désignant une ombre qui passe sous le poste de rangers. Non, Valerie n’est pas une sirène, mais c’est le seul être féminin avec lequel ces hommes ont le loisir d’entrer en contact à des kilomètres à la ronde. Valerie est une tortue imbriquée (Eretmochelys imbricata).

Pendant huit semaines, ces rangers vont vivre dans une petite structure de quinze mètres de long sur six de large, perchée sur des pilotis au beau milieu de la mer de Sulu [au sud des Philippines], sans beaucoup de moyens pour se protéger contre les vents, les marées, voire les pirates en maraude. Ils ne seront reliés au reste du monde que par un petit téléphone satellitaire et une radio longue portée d’humeur capricieuse.

Tubbataha est l’unique parc national marin des Philippines. Ce poste de rangers isolé ne constitue qu’un maillon du réseau formé d’agences officielles ou non gouvernementales et de groupes écologistes bien décidés à faire leur possible pour assurer sa préservation. L’histoire de ce parc est aussi celle de l’engagement des populations locales.


Une usine à poissons naturelle

La famille de Segundo Conales, l’un des rangers, fait partie de celles qui gagnaient autrefois leur vie en prélevant pratiquement tout ce qu’elles trouvaient à Tubbataha, des palourdes jusqu’au corail. Et pourtant, depuis plus de dix ans maintenant, il compte parmi les plus fervents défenseurs du parc. Celui-ci se trouve au cœur du Triangle du corail, une zone de près de 6 millions de kilomètres carrés [12 fois la superficie de la France] qui s’étend des Philippines, au nord, jusqu’en Australie, au sud, et aux îles Fidji, à l’est.

Selon de récentes études, cette région abriterait la plus grande diversité d’espèces de coraux, de poissons, de crustacés et de végétaux au monde. D’après une étude ­réalisée en 2007 par l’université des Philippines aux Visayas, le récif de Tubbataha constitue “une source majeure de larves de coraux et de poissons qui essaiment dans la grande mer de Sulu”. Autrement dit, Tubbataha, qui signifie en dialecte samal “long récif découvrant à marée basse”, est une usine à poissons géante qui peuple toutes les eaux des Philippines et de la région.

Jusqu’au début des années 1980, quasiment personne n’avait entendu parler de Tubbataha, excepté les habitants des îles Cagayan, administrativement rattachées à l’île de Palawan. Pendant des générations, ils ont été les seuls à profiter de ses ressources naturelles.
Mais, à partir du milieu des années 1980, les plongeurs ont débarqué en nombre. Des bateaux modernes, équipés de moteurs rapides, ont découvert le site et exploité sans retenue ses richesses. Des bateaux de braconniers chinois et vietnamiens pêchaient tout ce qu’ils pouvaient revendre sur le marché des espèces menacées. En ayant recours, le plus souvent, à des méthodes pour le moins barbares, du cyanure à la dynamite. Le sauvetage du récif a été amorcé en 1988, lorsque Corazon Aquino [présidente des Philippines de 1986 à 1992] a signé la proclamation n° 306, loi faisant de Tubbataha un parc national marin placé sous la responsabilité du gouvernement philippin.

Tubbataha est aujourd’hui une zone strictement protégée, où il est rigoureusement interdit de prélever quoi que ce soit. Mais les rangers sont pratiquement seuls pour faire respecter la loi contre les pêcheurs illégaux locaux et étrangers. L’équipe, composée de membres de la marine et de gardes-côtes, surveille de près le radar, à l’affût des intrus. Les rangers montent à bord de tous les bateaux qui pénètrent dans le parc pour en contrôler la cargaison, l’équipement et les passagers. Au total, ils doivent inspecter une superficie équivalente à 80 000 piscines olympiques. Leurs moyens sont limités : des fusils M16 et deux petits bateaux de patrouille. Par chance, les braconniers, souvent mieux armés, évitent d’en découdre avec eux, même si les tensions ont été nombreuses par le passé.

Depuis que le parc a été intégré au National Integrated Protected Areas System (Nipas) [Système national intégré de zones protégées], en 1988, sa gestion a connu plusieurs phases. La décision d’accorder un pouvoir et un rôle actif aux services gouvernementaux locaux constitue une des principales victoires dans le combat pour la protection des zones naturelles du pays. Outre le rôle des institutions, il faut souligner également celui des habitants des îles Cagayan. Vivant à proximité de Tubbataha, ce sont eux qui ont été le plus fortement affectés par l’interdiction absolue de pêcher et d’utiliser les ressources naturelles du site. Après tout, depuis des générations, Tubbataha était leur pays de cocagne. Ce qui a fait pencher la balance, semble-t-il, c’est que le parc peuple de poissons la mer de Sulu : protéger le parc signifiait donc avoir plus de poissons à pêcher.

Bénéfices pour les habitants

Autre élément de poids, les autorités des îles Cagayan ont obtenu un pourcentage sur la taxe de conservation payée par les plongeurs qui visitent Tubbataha. Dix pour cent de cette taxe vont aux îliens sous forme d’aide au développement des moyens de subsistance. Au dire de Segundo Conales, les habitants des Cagayan ont accepté de renoncer à leurs zones de pêche traditionnelles parce qu’on leur a “fourni d’autres sources de revenus, par exemple des programmes de microcrédit et l’aménagement de cultures d’algues”.

Les efforts des défenseurs de Tubbataha n’ont pas été vains. D’après le WWF (Fonds mondial pour la nature), la couverture de corail dur de Tubbataha est passée de 40 % en 2004 à 46 % en 2005. Toujours selon le WWF, la biomasse piscicole, c’est-à-dire le poids total de poissons d’une zone donnée, a par ailleurs été multipliée par deux. Autre indicateur encourageant pour les biologistes marins : le nombre de grands prédateurs, comme les requins, a également progressé – signe que le récif a de quoi les nourrir.

Mais le meilleur signal de la réussite du projet se trouve auprès de la population. Le WWF affirme aujourd’hui que les habitants des Cagayan tirent des bénéfices du plan de préservation, que ce soit grâce aux projets de développement de l’activité économique ou à l’augmentation des prises dans la région. Evidemment, tout cela ne peut qu’encourager nos jeunes rangers à quitter leurs pénates pendant des semaines pour s’assurer qu’aucun mal ne sera fait à Valerie et aux autres habitants de Tubbataha. Segundo Conales, qui s’apprête pour la sixième fois à passer les fêtes de fin d’année loin de chez lui, le fait sans hésitation. “Même si c’est difficile, même si nous nous sentons seuls, nous faisons notre travail pour les générations futures.”