Lettre ouverte au Premier Ministre, à la Ministre de la Recherche et au Ministre de la Culture : inquiétudes sur l'avenir de l'archéologie préventive en France, décembre 2002

Inquiétudes sur l'avenir de l'archéologie préventive en France, décembre 2002

Monsieur le Premier Ministre, Madame la Ministre de la Recherche et Monsieur le Ministre de la Culture,

Professeurs du Collège de France, de l'Institut universitaire de France et des universités, directeurs d'étude à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et directeurs de recherche au CNRS, nous tenons à manifester notre très vive inquiétude à l'égard des amendements récemment votés par le Sénat et l'Assemblée nationale, qui tentent de remettre en cause la loi du 17 janvier 2001 sur l'archéologie préventive, et menacent la sauvegarde et l'étude du patrimoine archéologique en France.

En France, durant les vingt dernière années (et avec un long retard sur les autres pays), les aménageurs ont peu à peu participé au financement des fouilles préventives, préalables aux opérations d'aménagement du territoire. Leur contribution atteint aujourd'hui environ 100 millions d'euros (soit 0,1% du budget total des travaux publics). Mais cette participation s'est longtemps faite sans base légale claire (selon une procédure qui a parfois été qualifiée de " racket "), et avec un rendu au public et un nombre de publications scientifiques très limité.

C'est à cette situation que la loi du 17 janvier 2001 entend mettre fin. Elle donne une base légale et une assise scientifique à l'archéologie préventive : un financement explicite, et les moyens d'une véritable programmation de la recherche archéologique. Le financement est clairement à la charge de l'aménageur dans le cadre d'une redevance, et sur le principe " pollueur = payeur ". Les travaux archéologiques sont prescrits par les services de l'Etat, et l'essentiel des interventions est confié à un établissement public de recherche, l'Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP), placé sous la tutelle des ministères de la culture et de la recherche, présidé par un scientifique et assisté par un conseil scientifique.

C'est avec satisfaction et intérêt que la communauté scientifique a constaté que les opérations archéologiques pouvaient désormais être traitées de manière homogène, cohérente et systématique, tout en rendant légalement possibles les collaborations avec l'ensemble des autres services publics de la recherche archéologique et des associations professionnelles. En effet, dès les premiers mois, l'INRAP a associé ses partenaires archéologiques à nombre de ses travaux, autant sur le terrain que dans le cadre de projets de recherche pluri-institutionnels et interdisciplinaires.

La loi prévoit deux années d'expérimentation pour adapter le nouveau dispositif. Mais plutôt que de tenter d'améliorer les écueils propres à toute nouvelle mécanique, le Sénat et l'Assemblée nationale ont proposé, dans la précipitation, des amendements qui contrecarrent profondément la loi, et menacent les travaux et les collaborations scientifiques en cours et à venir.

Si de tels amendements devaient être retenus, aujourd'hui ou dans les mois qui viennent, ils auraient pour conséquence de ramener l'archéologie préventive française à une situation encore plus incohérente que celle qui a précédé. En effet, la suppression de la redevance (impliquant le rétablissement de longues et inégales négociations au coup par coup), la division par deux ou la réduction de 25% du produit de la redevance (avec des mesures compensatoires sans grille d'évaluation) rendraient totalement inopérant le nouveau dispositif tout en le maintenant, menaceraient l'existence de l'INRAP, les coopérations et les programmes scientifiques qui viennent d'être mis en œuvre. La situation est, par ailleurs, pour le moins contradictoire avec le fait que les sites archéologiques sont protégés, en France, par une convention européenne (qui oblige à la préservation du patrimoine archéologique sous la responsabilité indépendante de chaque Etat) et le code pénal français.

À ce titre, l'affirmation par le Ministère de la Culture de son attachement au maintien de l'INRAP constitue un élément positif fondamental. Toutefois, la proposition du Ministère de discuter d'un réaménagement de la loi dès janvier 2003, et non pas en décembre 2003 comme il était initialement prévu, est inquiétante. Elle ouvrirait la voie à des décisions trop rapides, sans que puisse être intégré un bilan critique réfléchi des premiers mois de fonctionnement du nouvel Institut.

Parce qu'elle menace la légitimité patrimoniale et scientifique de l'archéologie préventive, et parce que nous sommes &emdash; par nos questionnements et nos travaux &emdash; profondément attachés à l'histoire et au patrimoine archéologique, cette démarche nous paraît des plus dangereuses. Toute nouvelle mesure prise dans la hâte risque d'aboutir à une situation toute aussi inconséquente. Nous demandons donc que les nouvelles mesures &emdash; souhaitées par tous &emdash; ne soient prises qu'à la suite de concertations approfondies et d'une évaluation sérieuse des besoins et des problèmes.

Signataires

Emmanuel Le Roy Ladurie, historien médiéviste, professeur honoraire (Collège de France)
Marc Augé, ethnologie africaine et du monde occidental, directeur d'étude (EHESS)
Jacques Le Goff, historien médiéviste, directeur d'étude (EHESS)
Pierre Rouillard, archéologue antiquisant, directeur de recherche (CNRS), directeur de la Maison de l'archéologie et de l'ethnologie (Nanterre), président du réseau des MSH
Alain Touraine, sociologue, directeur d'étude (EHESS)
Maurice Godelier, ethnologue, directeur d'études (EHESS), médaille d'or du CNRS
François Durand Dastés, géographe, professeur émérite (Université de Paris VII)
Roland Etienne,archéologie classique, professeur (université de Paris I)
Michel Kaplan, historien médiéviste, professeur et président de l'Université de Paris I
Jean-Paul Bravard, géographe des périodes pré- et protohistoriques, professeur (Institut universitaire de France, université de Lyon II)
Philippe Descola, anthropologue, professeur (Collège de France)
Jean-Marie Dentzer, archéologie, professeur (Université de Paris I)
Gérard Fussman, histoire du monde indien, professeur (Collège de France)
Jean Guilaine, préhistorien, professeur (Collège de France)
Catherine Perlès, préhistorienne, professeur (Institut universitaire de France, université de Paris X)
John Scheid, historien antiquisant, professeur (Collège de France)
Jean-Claude Schmidt, historien médiéviste, directeur d'études (EHESS), président du conseil scientifique de l'Institut national du Patrimoine.
Sander van der Leeuw, archéologue, paléo-environnementaliste, professeur (Institut universitaire de France, université de Paris I).
Pierre Vidal-Naquet, historien, directeur d'études (EHESS)