Extrait "Le cercle vertueux"

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D’abord connu pour son émission télévisée Ushuaïa, Nicolas Hulot s’engage dans la protection de l’environnement et la sensibilisation du grand public sur les questions écologiques. En 1990, il crée la Fondation pour la Nature et l’Homme. Désirant que les questions écologiques urgentes pèsent dans la campagne de l’élection présidentielle de 2007, il obtient de la plupart des candidats la signature du Pacte écologique. Il est nommé en 2017 ministre de la Transition écologique et solidaire, sous la présidence d’Emmanuel Macron. Lionel Astruc est l’auteur de seize livres consacrés à la transition écologique. Il a mené de nombreuses enquêtes sur les filières de matières premières, les origines de nos biens de grande consommation et les initiatives pionnières pour transformer la société. Plusieurs de ses ouvrages ont été publiés dans la collection “Domaine du possible”.

Dessin de couverture : © David Dellas, 2011

ACTES SUD | Les Liens qui libèrent DÉP. LÉG. : FÉV. 2018 16 e TTC France www.actes-sud.fr

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ISBN 978-2-330-09078-4

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NICOLAS HULOT ET VANDANA SHIVA

Symbole mondial de la révolution écologique, Vandana Shiva a fondé son travail sur la pédagogie par l’exemple. Partie seule à pied sur les chemins de l’Inde à la fin des années 1980, en quête de semences menacées par l’industrie, elle en est revenue à la tête d’un cortège de 500 000 manifestants – paysans et activistes – et d’un réseau de 120 banques de graines. Ses initiatives ont essaimé, et ses procès contre les multinationales lui ont valu de nombreuses récompenses, dont le prix Nobel alternatif.

NICOLAS HULOT VANDANA SHIVA

LE CERCLE VERTUEUX ENTRETIENS AVEC LIONEL ASTRUC

LE CERCLE VERTUEUX

Dans ce livre, Nicolas Hulot et Vandana Shiva s’engagent dans un dialogue profond qui nous emmène au cœur même de la crise écologique. Leurs échanges éclairent le rôle des inégalités entre individus, entre pays : ces injustices accélèrent la dégradation de l’environnement. Afin de transformer ce cycle infernal en cercle vertueux, les auteurs appellent à des actions fortes et concrètes pour faire émerger toutes les formes de solidarité et réussir la transition.

ACTES SUD | Les Liens qui libèrent

LE CERCLE VERTUEUX

DOMAINE DU POSSIBLE ACTES SUD | Les Liens qui libèrent

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INTRODUCTION. UNE URGENCE PARTAGÉE, PAR LIONEL ASTRUC

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1. DÉSORMAIS CHACUN SAIT

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LA FIN DE L’INVISIBILITÉ

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UN MODÈLE ÉCONOMIQUE HÉRITÉ DES COLONIES

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LA MONDIALISATION COMME CONTRAINTE, LA TECHNOLOGIE COMME MYTHE

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UNE COMMUNAUTÉ DE DESTINS

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2. RÉCONCILIER FISCALITÉ, ÉCOLOGIE, POLITIQUE ET ACTION CITOYENNE

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JUSTICE FISCALE ET POLLUEURS-PAYEURS

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LA CRISE CLIMATIQUE EST SALUTAIRE

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ALTERNATIVES 50 S’INSPIRER DE L’ACTION CITOYENNE

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VÉRITÉ, AUTODÉTERMINATION ET PRODUCTION LOCALE

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3. LA SOLIDARITÉ, CLÉ DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE

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INÉGALITÉS ET DÉGRADATION DE L’ENVIRONNEMENT

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RENDRE LA TRANSITION ACCESSIBLE AUX PAYS PAUVRES

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UNE ALIMENTATION SAINE POUR TOUS

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GANDHI ET LA MONDIALISATION

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ÉCONOMIE : LA DÉRÉGULATION A INVERSÉ LES PRIORITÉS

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COMMENT TRANSFORMER LES GRANDES ENTREPRISES ?

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4. LA PROTECTION DES COMMUNS, UNE LOI SUPÉRIEURE

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“DANS UN SYSTÈME D’USUFRUIT, ON NE PEUT PAS VENDRE OU ACHETER”

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UNE GESTION LOCALE ET COMMUNAUTAIRE

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GÉRER PLUTÔT QUE DOMINER

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CRÉATION ET EXTRACTION

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LA SPIRITUALITÉ, ANTIDOTE À LA TYRANNIE DE LA FRUSTRATION

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INTRODUCTION UNE URGENCE PARTAGÉE

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L’

amitié entre Vandana Shiva et Nicolas Hulot s’est nouée pendant la COP 211, fin 2015, lors d’une conférence à l’Unesco où apparut une convergence manifeste entre deux personnalités qui se connaissaient à peine. Par la suite, l’un et l’autre se sont rencontrés à plusieurs reprises en Inde et en France, avant de se retrouver chez Nicolas Hulot, en Bretagne, pour un séjour de réflexion et la série d’entretiens qui a donné lieu à ce livre. La visite de Vandana Shiva, prévue depuis plusieurs mois, a débuté alors que Nicolas Hulot prenait la décision, encore confidentielle, d’accepter de devenir ministre et s’est terminée quelques heures avant que ce choix ne soit rendu public. Cet entre-deux fut une parenthèse providentielle, en marge de l’effervescence politique. L’occasion d’aller au cœur même des enjeux les plus essentiels, avant d’entrer au gouvernement. Icône de la défense des petits paysans, de leurs semences et de leur contribution au génie de l’agriculture, bête noire de l’industrie agrochimique, Vandana Shiva s’est fait connaître en 1993, alors qu’elle traversait Bangalore à la tête d’une marche réunissant 500 000 fermiers indiens. Cette année-là, elle reçut le prix Nobel alternatif. Docteur en physique quantique et en philosophie, cette activiste est désormais connue à travers le monde pour son réseau de banques de graines (plus de 120 aujourd’hui en Inde), pour sa contribution décisive à l’émergence du mouvement altermondialiste, pour ses procès contre Monsanto ou encore pour sa lutte contre Coca-Cola ou les grands barrages en Inde. Elle porte aussi la voix de l’écoféminisme ; ce mouvement qui nous ouvre les yeux sur la relation entre, d’un côté, la mainmise patriarcale sur la société – la relégation des femmes loin des décisions – et, de l’autre, la recherche de domination de l’humanité sur la nature. Pourquoi cette pionnière de l’écoféminisme a-t‑elle souhaité dialoguer avec un homme, un activiste, sur les thèmes de l’écologie et de la solidarité ? Nicolas Hulot a créé et animé la Fondation pour

1. XXIe Conférence des parties (Conference of Parties).

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la Nature et l’Homme (FNH), qui remue ciel et terre depuis vingtsix ans pour accélérer les changements de comportements à l’égard des écosystèmes dont nous dépendons, et qui apporte un soutien considérable aux initiatives environnementales. Il s’investit aussi pour transformer le système de l’intérieur, ce qu’il a fait aux côtés de plusieurs présidents de la République, et continue à faire aujourd’hui en tant que ministre de la Transition écologique et solidaire, convaincu qu’il est nécessaire de travailler aux côtés des responsables politiques pour les aider à prendre les décisions courageuses qui s’imposent (ces entretiens ont été réalisés avant la nomination de Nicolas Hulot au poste de ministre de la Transition écologique et solidaire). Enfin, Nicolas Hulot est issu du monde des médias auquel il a consacré sa “première vie”. Un cheminement qui peut sembler, à certains égards, éloigné de celui de Vandana Shiva. Cette Indienne vient d’une famille profondément gandhienne et marquée par l’activisme depuis plusieurs générations. Elle s’est toujours tenue à distance du pouvoir politique, avec qui – si ce n’est les conseils sollicités par certains pays pour se défendre contre l’industrie – elle est fréquemment en conflit ouvert, accusant les gouvernements de collusion avec les grandes entreprises et les lobbies, n’hésitant pas à lancer des campagnes de désobéissance civile, à organiser des manifestations géantes ou à saisir la justice aux côtés des organisations non gouvernementales (ONG). Ces approches, l’une venue du Nord, l’autre du Sud, conduisent pourtant à des propositions communes. Mais, au-delà de cette synergie, les histoires respectives de ces deux emblèmes de l’écologie apportent une profondeur particulière. Leurs échanges permettent notamment à l’ex-globe-trotter de revenir à la source même de son engagement : le message des peuples premiers rencontrés au cours de ses voyages. Un message empreint d’une vérité profonde, d’une loi supérieure, celle de la biodiversité, qu’il a probablement retrouvée dans son amitié avec Vandana Shiva, qui porte la parole de ces peuples auto­chtones. Ellemême, dans ce dialogue avec un homme qui accepte la responsabilité, – 10 –

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le risque de l’exercice du pouvoir, et a côtoyé les décideurs de grandes entreprises, est contrainte à un décryptage en profondeur de ses luttes et des solutions qu’elle propose. Le point de départ de cette réflexion relève du constat partagé d’une urgence : mettre en lumière le rôle des inégalités, entre individus comme entre pays, dans les atteintes à l’environnement. Ces deux crises – sociale et environnementale – se nourrissent mutuellement en un cercle infernal. Le lien profond et essentiel entre les questions de société et celles relevant de l’écologie est trop mal connu. Ces enjeux sont le plus souvent abordés de manière cloisonnée, brouillant notre lecture des situations. Comment fonctionnent ces rouages ? Tout d’abord, les conséquences du réchauffement climatique et de la dégradation de l’environnement touchent aujourd’hui certaines populations plus que d’autres : les pays les plus pauvres – pourtant les moins responsables – en subissent les pires effets. Ils sont les plus durement frappés par la perte de biodiversité. Les populations les plus précaires étant concentrées dans les zones rurales, elles dépendent des ressources naturelles et des services écosystémiques, et subissent directement leur dégradation. Elles sont également frappées par des problèmes d’accès à l’eau potable ou à un air pur et par le dérèglement du climat : on sait notamment que les dix pays les plus exposés au péril climatique sont parmi ceux qui, déjà, endurent les plus grandes difficultés économiques1. Ce schéma se retrouve à plus petite échelle, au sein même de nos sociétés occidentales, considérées comme nanties. En France, par exemple, les ménages les plus pauvres subissent le prix élevé de l’énergie : 12 millions de personnes sont concernées par la précarité énergétique2. Par ailleurs, ils ne disposent pas d’un budget suffisant pour avoir accès à une alimentation saine. Une étude de l’Agence nationale de sécurité sanitaire3 (ANSES) montre par exemple 1. Climate Change and Environmental Risk Atlas 2014, Verisk Maplecroft, 30  octobre 2013. 2. Observatoire national de la précarité énergétique, 2016. 3. Évolution des habitudes et modes de consommation, ANSES, 2017.

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qu’un cadre consomme deux fois plus de produits bio qu’un ouvrier et qu’il consacre un budget supérieur à son alimentation. En somme, les ménages modestes subissent la dégradation de l’environnement de bien des manières. Cette injustice est un cycle sans fin : les inégalités alimentent une crise écologique qui à son tour les accroît. À l’heure où la lutte contre le réchauffement climatique dépend d’une forte implication citoyenne – sur le plan des transports, de l’alimentation, de l’énergie –, des pans entiers de la population sont tenus à l’écart de cet enjeu. En effet, comment un individu précaire ou un pays pauvre peuvent‑ils s’impliquer dans la transition écologique alors qu’ils manquent du minimum vital ? Comment, lorsque la cohésion sociale est menacée par le creusement sans fin des inégalités, mettre en place des politiques publiques contraignantes pour répondre à l’urgence climatique ? Si les écarts se creusent, entre les plus bas et les plus hauts revenus, entre le niveau de vie des régions les plus pauvres et celui des plus riches, les consciences, elles, se rapprochent : selon Nicolas Hulot, nous traversons une période charnière où “l’alibi de l’ignorance” ne tient plus. Le flot médiatique abolit les distances entre les choix des uns et leurs conséquences sur le mode de vie des autres et sur les écosystèmes. En somme, la réalité s’impose et nul ne devrait plus pouvoir se réfugier dans l’euphémisation, les compromis complaisants, l’individualisme et, finalement, le refus du changement ou son renvoi à plus tard. Dans ce contexte, le dialogue entre Vandana Shiva et Nicolas Hulot relève d’une coïncidence subtile entre cette situation, cette urgence et deux personnalités pourtant issues de cultures très différentes. Leur complicité se trame précisément sur la question de la relation au réel. L’un comme l’autre ont pour point commun de refuser les faux-fuyants, fussent‑ils momentanément réconfortants. Si le roi est nu, pourquoi le voir autrement ? Est‑il si radical de dire ce qui est ? N’est-ce pas simplement salutaire ? Pourquoi se priver d’un constat sincère et vrai, base indispensable pour imaginer des – 12 –

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solutions à la hauteur des défis qui se présentent ? Dans ce livre, Vandana Shiva et Nicolas Hulot s’engagent dans un dialogue profond qui nous emmène au cœur même de la crise écologique, où il apparaît qu’elle est la conséquence des inégalités entre les individus, entre les communautés, et d’un modèle mécaniquement inéquitable. Les auteurs nous proposent d’inverser ce mouvement, ce cycle infernal, pour amorcer un cercle vertueux. Lionel Astruc

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1 DÉSORMAIS CHACUN SAIT

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La fin de l’invisibilité LIONEL ASTRUC. – Dans les pays du Sud, l’accaparement des terres, de l’eau, des forêts et des minerais par l’industrie épuise les ressources naturelles. Il pousse également des communautés entières à abandonner leurs terres pour rejoindre les zones urbaines. Ces matières premières alimentent en partie la production de nos biens de consommation. Comment expliquer que cette situation soit acceptée sans que soient prises des mesures plus fortes pour arrêter ce phénomène ? VANDANA SHIVA. – Aujourd’hui nous vivons en effet une situation où la pression des grandes entreprises sur les ressources conduit à chasser certaines communautés, et ce dans la violence. Pourtant la Terre devrait satisfaire les besoins de tous et pas seulement la cupidité de certains, comme le disait Gandhi. L’étalon de mesure que nous utilisons pour évaluer le bon fonctionnement de nos économies est en grande partie responsable de cette dérive. Le produit intérieur brut (PIB) est un indicateur biaisé parce qu’il crée l’illusion que la croissance économique peut aboutir au bien-être de tous, qu’augmenter simplement le nombre de produits à notre disposition, et les transactions qui ont cours, aboutira à la satisfaction de tous, sans qu’il soit nécessaire de maintenir l’équilibre écologique. C’est évidemment faux. C’est pourquoi le Bhoutan n’utilise plus le PIB, mais un indicateur dont nous devrions tous nous inspirer : le bonheur national brut, combinant des critères relatifs au bien-être. Le PIB relève d’un calcul économique purement mécaniste, qui ne prend en compte que les ressources consommées. Mais cette équation est incomplète. Elle oublie les externalités négatives, les coûts cachés que sont la dégradation des écosystèmes, la destruction des communautés humaines et la menace directe sur la vie en général. Par le truchement du consumérisme, nous participons à cela. On nous fait croire qu’il faut porter des vêtements à la mode, qu’il faut en changer sans cesse. Tout devient jetable. Et grâce à ce lavage de – 15 –

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cerveau, évidemment, tout un chacun contribue à ce système délétère pour la planète et pour les hommes. NICOLAS HULOT. – Si cette injustice qui fait la fortune des uns, au détriment des autres, a pu se prolonger dans le temps, c’est parce que ceux qui sont spoliés, comme ceux qui spolient, n’en ont pas conscience. En tout cas pour la grande majorité des uns et des autres. Bien sûr, certains ont conscience du niveau des profits qu’ils réalisent, des rouages de la spéculation qu’ils stimulent, et de l’impact et du cynisme de ce système. Mais plus largement les consommateurs du Nord ne comprennent pas clairement que leur bien-être se fait au détriment des populations du Sud. Et, inversement, ces dernières n’ont pas nécessairement conscience du fait que la dégradation de leurs conditions de vie est liée au mode de vie des premiers. Est-ce le résultat d’un éparpillement de l’information ? N. H. – Oui. En tout cas c’était vrai jusqu’à récemment. Mais un paramètre fondamental rend impossible la poursuite pacifique d’une telle situation : nous sommes maintenant dans un monde qui s’est connecté, à défaut de s’être relié. Ce n’est pas du tout la même chose : depuis que le monde est connecté, les exclus ont vue sur les inclus et inversement. Mais ceux qui profitent du système ferment les yeux et ceux qui en sont pénalisés tombent dans une forme de fatalisme. Or, ce déni ne pourra pas durer car à l’exclusion et à l’exploitation s’ajoute un élément explosif, le sentiment d’humiliation qui explique l’état de tension du monde. Prenons l’exemple d’une famille qui apprend qu’elle doit quitter son territoire, chassée par un phénomène qu’elle n’a pas provoqué – pour ne parler que du réchauffement climatique –, découlant lui-même d’un mode de développement non seulement dont cette famille n’a pas profité, mais qui s’est fait à ses dépens. Tant qu’elle ne connaît pas cette relation de cause à effet, elle met son exil climatique sur le compte du destin ou de la fatalité. – 16 –

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Mais, quand les membres de cette famille réalisent l’enchaînement des choses dans le temps, cela suscite évidemment une frustration, une humiliation. La violence qui en découle peut s’exprimer ensuite de bien des manières. Cette situation a pu perdurer aussi longtemps uniquement parce qu’une forme d’invisibilité ou d’ignorance des uns et des autres le permettait. Mais ce facteur est en train de changer du fait de la fluidité de circulation de l’information. De la même ma­­ nière qu’une mère qui découvrirait un beau matin par internet, la presse, la télévision ou une discussion, que son enfant va mourir d’une maladie dont on a le remède ailleurs, modifierait sa perception de la réalité : tant qu’elle ne le sait pas, elle s’accommode, elle est triste, bien entendu, mais elle met cela sur le compte de la fatalité. Lorsqu’elle découvre la vérité, cette dernière devient intolérable. C’est le cas pour des milliers d’entre elles chaque jour en Afrique. Quand une personne se rend compte qu’on a été capable d’importer dans son village une bouteille de Coca-Cola mais pas un traitement antipaludéen, elle réalise la violence de la situation et son caractère inacceptable. Donc, pour revenir à la question, je pense que, encore ré­cem­ment, ni les exploités ni les exploiteurs n’avaient conscience d’être dans cette position d’exploiteurs ou d’exploités. Aujourd’hui cela change. J’ajouterai à cela que, sur un plan plus macroéconomique, l’humanité n’a pas tiré les leçons d’une découverte très ancienne de Galilée et de Copernic, qui est que la Terre est ronde et, donc, que nous vivons dans un monde fini. Cette limite des ressources n’est pas encore intégrée dans le logiciel de l’humanité : nous n’avons pas conscience que la plupart des richesses naturelles sur lesquelles s’est forgé le modèle économique occidental sont des ressources finies. Tu fais allusion à la “responsabilité universelle” que chacun d’entre nous doit désormais assumer ? N. H. – Oui, nous n’avons que trop peu conscience de la vulnérabilité de notre espèce, parce que nous avons été aveuglés par une – 17 –

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sorte d’hypertrophie de la technologie. Une partie de l’humanité a une foi absolue dans le génie humain, dans la technologie, dans l’économie, et pense que c’est l’alpha et l’oméga du progrès et de l’amélioration de la condition humaine ; l’autre, que j’appelle les damnés de la terre, les sans-grade, les sans-voix, subit la situation. Force est de constater qu’une partie importante de l’humanité, les pays colonisateurs, devenus riches, a une dette qui s’étale sur des décennies. S’indigner que des réfugiés puissent venir chercher un minimum de conditions de survie chez nous, c’est donc oublier qu’historiquement nos sociétés n’ont eu aucun scrupule à aller exploiter des richesses qui ne leur appartenaient pas, avec pour conséquence d’avoir modifié les trajectoires d’évolution de peuples privés de leurs choix de civilisation. Certes, nous n’en sommes pas coupables, mais nous en sommes responsables. Nier cette part de l’histoire est une violence supplémentaire. Sur tous ces sujets-là, il est très important de ne pas avoir une mémoire trop courte : c’est l’absence de conscience qui a permis à cette injustice de perdurer. Or la conscience vient, précisément aujourd’hui, par l’information qui maintenant est diffusée dans le monde entier. La question est de savoir ce que vont faire les exclus de leur conscience d’exclusion. Que vont faire les inclus de leur conscience d’avoir participé à cette injustice ? Allons-nous réviser notre comportement, et donc créer un monde équitable qui partage, qui protège, qui préserve ? Ou allons-nous nous entêter à fermer les yeux dans un monde qui exploite, qui prive, qui concentre ? Nous en sommes exactement à cette période charnière. Qu’allons-nous faire de cette conscience, à l’heure où nous n’avons plus l’alibi de l’ignorance ?

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Dans ce livre, Nicolas Hulot et Vandana Shiva s’engagent dans un dialogue profond qui nous emmène au cœur même de la crise écologique. Leurs échanges éclairent le rôle des inégalités entre individus, entre pays : ces injustices accélèrent la dégradation de l’environnement. Afin de transformer ce cycle infernal en cercle vertueux, les auteurs appellent à des actions fortes et concrètes pour faire émerger toutes les formes de solidarité et réussir la transition.

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