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Pêche

Daniel Pauly, inlassable défenseur des océans

Le biologiste marin Daniel Pauly est la référence scientifique mondiale des pêcheries. À plus de 70 ans, il lutte toujours contre la surpêche et l’épuisement des océans. A l’heure où se tiennent d’importantes négociations sur la haute mer à l’ONU, Reporterre vous fait découvrir ce chercheur iconoclaste et combatif.

D’importantes négociations sur la haute mer se terminent ce 30 août aux Nations unies, à New York. Elles doivent permettre d’aboutir, en 2020, à un traité international protégeant nos océans, mal en point. De nombreuses associations et experts, dont Daniel Pauly, défendent la création d’un réseau mondial de réserves marines afin de préserver la grande bleue des activités humaines néfastes.


C’est à deux pas de la Maison des océans, dans un petit hôtel cossu du 5e arrondissement de Paris, que nous avons rendez-vous avec Daniel Pauly, « l’homme qui a pulvérisé le mythe des océans inépuisables », selon son biographe, David Gremillet. Pour ma part, j’ai découvert l’avant-veille l’existence de ce septuagénaire franco-canadien, pourtant décoré de multiples récompenses scientifiques. Pourquoi s’intéresser à un énième biologiste marin qui va encore nous avertir de la surpêche ? Un rapide coup d’œil à la dernière page de sa toute nouvelle biographie, Un océan de combats, a pourtant suffi à me convaincre. De la revue Science« le scientifique spécialiste des pêcheries le plus prolifique et le plus cité » — au New York Times « chercheur iconoclaste, il est si résolument mondial dans sa vie et son approche qu’on peut presque dire de lui qu’il est un homme sans pays » —, les citations enthousiastes m’ont persuadée de rencontrer ce grand homme.

Ce vendredi pluvieux de juin, je me présente un peu intimidée à la réception de l’hôtel Claude-Bernard. Daniel Pauly est arrivé la veille en avion depuis le Canada. Les yeux fatigués par le décalage horaire, la voix encore engourdie de sommeil, il assortit malgré tout une poignée de main ferme d’un « Allons-y ! » déterminé. À ses côtés, David Grémillet, océanographe et écrivain, se pose en Monsieur Loyal passionné : « Dans la trajectoire de Daniel, tout s’emboîte et fait sens, commence-t-il. Il ne s’agit pas seulement de l"histoire d’un chercheur ambitieux qui a fait carrière, mais de quelqu’un qui a été en résistance depuis le début de son existence et qui, grâce à cela, a transformé notre vision des océans. » Une « vie fascinante », que David Grémillet s’est attaché à raconter dans Un océan de combats, paru aux éditions Wildproject.

Un travailleur acharné et un intellectuel surdoué 

Une vie qui a débuté à la manière des Misérables de Victor Hugo. Daniel Pauly naquit le 2 mai 1946 à Paris, d’une mère ouvrière lorraine et d’un père afro-américain, passé brièvement en France comme soldat de la Libération. À deux ans, l’enfant, chétif, fut confié à une famille suisse endeuillée de la mort récente d’un bébé. « Graduellement, la peine d’avoir perdu leur plus jeune fils a été remplacée par l’appât du gain, raconte Daniel Pauly dans sa biographie. Je suis devenu leur domestique. Dès que j’ai été en âge de travailler, j’ai été considéré comme une ressource. » La famille, surnommée « les Thénardier », coupa rapidement les liens avec la mère de Daniel. Maltraité, dénigré, le jeune métis grandit au creux du village romand de La Chaux-de-Fonds, se réfugiant dans les livres et le savoir.

Daniel Pauly et David Grémillet.

Soixante ans plus tard, Daniel Pauly a tiré un trait sur cette période difficile. A peine concède-t-il avoir gardé un sentiment de culpabilité prégnant « dès qu’[il ne fait] rien » : « Enfant, chaque fois que j’essayais de lire en paix dans mon coin, on me disait que j’étais paresseux, que je devais travailler à la maison, se rappelle-t-il. Je ne sais pas si ça a un lien, mais quand je ne travaille pas, j’ai toujours mauvaise conscience. » Toute sa vie, il s’est ensuite démarqué comme un travailleur acharné et un intellectuel surdoué.

C’est ainsi que l’étudiant Pauly, une fois débarrassé de ses Thénardier, détala en Allemagne poursuivre sa formation. « J’avais décidé de quitter l’Europe, parce qu’on me rappelait trop souvent que j’étais Noir, nous raconte-t-il aujourd’hui. J’allais partir pour les pays du Sud, mais je voulais avoir quelque chose à donner, donc apprendre quelque chose qui soit tangible, utile. » Daniel Pauly fut très marqué par son séjour dans l’Amérique noire des années 1960, à la recherche de son père, mais également par la ferveur révolutionnaire d’alors. En 2003, à la question « Quel livre a été le plus influent pour votre carrière scientifique ? » posée par un journaliste de Nature, le chercheur malicieux a répondu : « Les tracts gauchistes qui m’ont convaincu que je devais étudier quelque chose qui pourrait “servir le peuple”, au lieu de me réfugier dans mes intérêts littéraires, historiques et philosophiques. »

En 1969, Daniel Pauly s’intéressa d’abord à l’agronomie, « mais le département de l’université était plein de vieux nazis ». Ce fut donc l’océanographie, la biologie marine, puis plus précisément l’halieutique, autrement dit la science de l’exploitation des ressources vivantes aquatiques. C’est ainsi par pur pragmatisme, saupoudré de hasard, que Daniel Pauly s’est retrouvé biologiste marin. Il reconnaît d’ailleurs « n’avoir jamais été fasciné par l’océan ». Sa volonté tenace « d’être utile » chevillée au cœur, il mit ensuite le cap vers l’Asie du Sud.

« Une théorie des pêcheries tropicales » 

À la fin des années 1970, la Guerre froide divisait la planète en deux blocs. Les États-Unis avaient lancé de nombreux programmes de développement alimentaire dans les pays pauvres, suivant l’idée qu’« on a moins de chance de devenir communiste si on ne crève pas complètement de faim », écrit David Grémillet dans la biographie. En 1977, l’immense fortune des Rockefeller leur permit de créer un organisme de gestion des ressources marines dans la zone indopacifique, l’Iclarm (International Centre for Living Aquatic Resources Management, aujourd’hui Centre mondial sur le poisson, WordFish Center). Et en 1979, Daniel Pauly fut envoyé à Manille afin de développer « une théorie des pêcheries tropicales ».

Car étudier la pêche n’est pas chose si aisée. Il s’agit, pour les halieutes, de « déterminer combien d’individus peuvent être collectés sans causer l’effondrement d’une population de poissons donnée, comme on taille un bonzaï sans vraiment le faire mourir », écrit David Grémillet. Pour ce faire, il faut identifier les espèces présentes, les quantifier, mais également connaître l’âge des poissons. Autant de données relativement connues en Atlantique Nord, mais quasi inexistantes dans l’océan Indien et le Pacifique Sud, où débarqua Daniel Pauly.

« Les pêcheurs professionnels ne produisent rien du tout, ils prélèvent, ils épuisent la ressource. »

Dans son rapport de mission, le chercheur, alors trentenaire, posa les fondations de sa carrière scientifique : il y parlait déjà de surpêche et d’effondrement des stocks. « La notion de surpêche a été définie dès 1931 par le Britannique Edward Russell, peut-on lire dans la biographie, mais dans les années 1970, les pêcheries mondiales étaient encore en pleine euphorie, avec des prises qui avaient plus que triplées depuis 1950, pour bientôt flirter avec le seuil symbolique des 100 millions de tonnes annuelles. »

Au cours de ses travaux, aux Philippines, en Indonésie, mais aussi au Pérou ou en Afrique de l’Ouest, Daniel Pauly a développé des techniques afin de connaître précisément les stocks de poissons. « En tant qu’halieute, j’étais censé donner aux gestionnaires des avis sur la situation de la pêche, et ils étaient censés prendre ainsi les bonnes décisions, dit-il. Mais j’ai découvert que la gestion des pêches se fait sans science. Les décisions prises sont politiques, souvent en lien avec des affaires de corruption. »

Dans le petit salon de son hôtel parisien, la voix de Daniel Pauly s’anime soudain : « La surexploitation, ça marche tout seul, la surpêche, c’est ce qui se passe quand on ne fait rien, s’emporte-t-il, réajustant ses petites lunettes. On voit les pêcheurs comme des cultivateurs, qui vont prendre soin des écosystèmes, mais c’est faux. Les chalutiers qui labourent les fonds marins les détruisent. Les pêcheurs professionnels ne produisent rien du tout, ils prélèvent, ils épuisent la ressource. » D’après lui, les flottilles de pêche, guidées par le court-termisme, n’ont aucun intérêt à réduire leurs prises. « Elles investissent beaucoup pour moderniser leurs bateaux, pour s’agrandir, et donc il leur faut pêcher plus pour rentabiliser. » Et les subventions des États, de l’Union européenne en premier lieu, alimentent ce système mortifère.

Le salut des océans ne viendra que d’un changement politique mondial 

Le biologiste marin ne s’est pas contenté de documenter la surpêche aux Philippines. Son ambition était mondiale. Au début des années 1980, il se pencha ainsi sur la gestion des stocks d’anchois au large du Pérou. Ces petits poissons, qui se trouvaient là-bas en abondance, étaient devenus — et le sont toujours — une des principales denrées d’exportation du pays, sous forme de farines de poisson pour l’élevage des porcs et des volailles ainsi qu’en aquaculture. « L’utilisation des anchois frais pour l’alimentation des Péruviens, majoritairement malnutris, n’était pas envisagée, bien que techniquement et culinairement possible », souligne David Grémillet. Pauly a ensuite décrit le même phénomène de pillage au large de l’Afrique occidentale. « Les Sénégalais ne mangent plus leurs poissons, qui sont donnés aux cochons et aux saumons en Europe et Amérique du Nord, regrette le biologiste. Dans de nombreux pays, le poisson est devenu trop cher, les gens ne peuvent plus l’acheter. »

« Les ONG sont une force qui peut changer les choses, alors qu’un scientifique isolé ne peut rien faire. »

Aiguillé par cette révolte intérieure, Daniel Pauly décida, après son établissement à Vancouver (Canada) en 1994, de travailler avec les ONG environnementales. « J’ai réalisé que le modèle où on fait de la recherche et où la recherche guide la gestion des pêches ne fonctionne pas, parce qu’il y a des lobbys qui empêchent les solutions d’intérêt général, explique-t-il. Les ONG sont une force qui peut changer les choses, alors qu’un scientifique isolé ne peut rien faire. » Pour Greenpeace ou le WWF, il a ainsi réfléchi à des réponses à la surpêche, sur le long terme. En 1998, sa première publication dans Science faisait état de « modes d’exploitation actuels pas soutenables » et recommandait que « la gestion des pêches mette l’accent sur une reconstitution des populations de poissons […] au sein de vastes aires marines protégées excluant toute activité de pêche ». En parallèle, il enseignait à l’université de Colombie-Britannique, et développait des outils de grande envergure, telle Fish Base, une base de données en ligne répertoriant toutes les espèces de poissons connues, ou Sea Around Us, un état des lieux des pêcheries, des stocks et des écosystèmes marins à travers la planète.

Car, pour Daniel Pauly, le salut des océans ne viendra que d’un changement politique mondial. « Je ne crois pas que les choix individuels, comme celui de ne plus manger de poissons sauvages, aient un réel effet, dit-il. Si on ne fume pas, est-ce que ça va pour autant arrêter le tabagisme ? Non, c’est par la loi que cela passe. » Et d’ajouter : « L’idée que les choix vertueux qu’on fait vont influencer les autres, c’est presque de l’arrogance. On doit le faire pour sa propre santé morale, mais cela ne doit pas nous faire oublier le combat politique. » Une bataille à mener contre les subventions et pour la création d’aires marines protégées.

À 73 ans, le biologiste n’a rien perdu de sa combativité. Il refuse de penser à la retraite — « j’ai déjà lu tous les ouvrages de Darwin, que ferais-je si je ne travaillais plus ? » — et balaie la question sur sa vision catastrophiste d’un revers de main : « Que je sois optimiste ou pessimiste ne vous dira pas ce que je fais. Churchill, en 1940, disait qu’il n’y avait qu’un choix, offrir la paix à Hitler ou lutter. Face à toutes ces choses négatives, nous devons continuer à lutter. Même si on perd, même si ça ne change pas assez vite. On n’a pas le choix. »


  • Daniel Pauly. Un océan de combats, de David Grémillet, éditions Wild Project, mai 2019, 408 p., 22 €.
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