Frank Schnabel a devant les yeux une montagne de graviers. L’embarcadère du port de Brunsbüttel, sur l’Elbe, est désert. Nulle trace de navire à cent milles nautiques à la ronde. Mais tôt ou tard, un vraquier viendra récupérer ces matériaux de construction. Avec un volume de fret de 10 millions de tonnes, Brunsbüttel est le sixième port d’Allemagne. A première vue, il n’y a rien de bien enthousiasmant ici. Mais soudain le visage du directeur du port s’illumine : “Et puis, il va aussi falloir des pierres pour les parcs offshore. De gros blocs pour protéger les fondations contre l’affouillement…”

Le voilà, le mot magique – “offshore” . D’Emden, en Frise orientale, à l’île de Sylt, des parcs éoliens géants [type SWT-3.6-120] doivent bientôt surgir de la mer du Nord. L’éolien offshore est l’une des clés de voûte du grand projet énergétique du gouvernement allemand. D’ici à 2020, ces parcs doivent atteindre une capacité de 10 gigawatts. Un chiffre qui pourrait être porté à 25 gigawatts dix ans plus tard. A titre de comparaison, les douze centrales nucléaires allemandes encore en service produisent chaque année un total de 12 gigawatts environ.

L’écoprojet du siècle


Du front de mer, où se tient Frank Schnabel, le large apparaît encore vierge de toute construction. A quelques centaines de mètres de là seulement, la centrale nucléaire de Brunsbüttel, arrêtée dans le cadre du moratoire, dresse sa silhouette morne et disgracieuse sur les rives de l’Elbe. “Au point où en sont les choses, elle ne sera jamais remise en service”, glisse le responsable en haussant les épaules – de toute façon, la centrale ne lui a jamais rapporté le moindre centime. Avec l’éolien, il devrait en être tout autrement. L’entreprise familiale Schramm, qui a repris le port de Brunsbüttel en 1999, compte bien se faire beaucoup d’argent avec les parcs offshore.

La manne a déjà commencé à pleuvoir. Récemment, 90 pales géantes ont été chargées sur des navires. Fabriquées par le hambourgeois Repower, elles pèsent 22 tonnes pour une longueur de 61,5 m. La dernière a quitté Brunsbüttel fin avril pour rejoindre le parc éolien d’Ormonde, en mer d’Irlande. Juste en face, sur l’autre rive de l’Elbe, la concurrence – la société Cuxport, du port de Cuxhaven – hisse des composants de mâts de 140 à 150 tonnes sur des pontons spécialement construits à cet effet. Plus imposants encore sont les supports tripodes en acier sur lesquels viendront se fixer les aérogénérateurs au fond de la mer. Une éolienne de 5 mégawatts de dernière génération a la taille de la cathédrale de Cologne et permet d’alimenter quelque 5 000 foyers en électricité. Le transport de telles machines par voie maritime est une entreprise délicate. “Ce n’est pas à la portée du premier venu”, commente le directeur du port.

Brunsbüttel voit grand. Un embarcadère polyvalent d’une superficie de 1 à 8 hectares doit être construit. Montant de la facture : de 30 à 50 millions d’euros, mais la question du financement est déjà réglée. Dans l’idée de Frank Schnabel, les entreprises de l’éolien pourraient installer leurs ateliers de production sur la friche industrielle voisine. Ainsi, d’ici trois ou quatre ans, sur le site même de Brunsbüttel, les rotors géants pourraient être fixés à leurs moyeux, entreposés sur le quai et chargés prémontés, épargnant ainsi du temps d’assemblage en mer. Un atout décisif, car les jours d’accalmie sont rares dans la baie.
Le problème, pour les administrateurs du port, sera de trouver la place nécessaire, et les besoins sont énormes : un rotor mesure plus de 120 mètres de diamètre ; les ingénieurs étudient d’ores et déjà des moyens de les entreposer à la verticale. Selon Frank Schnabel, le jeu devrait en valoir la chandelle pour Brunsbüttel : “Une étude a montré que le projet pourrait créer 600 emplois ici. Peut-être même un millier.”

En d’autres circonstances, de tels projets seraient qualifiés de fantasmes. Voilà des années qu’il est question d’exploiter l’énergie verte de la grise mer du Nord sans qu’aucun projet ait véritablement abouti. Certes, 28 parcs éoliens d’une capacité moyenne de 300 mégawatts ont été conçus de A à Z et approuvés sur le domaine maritime allemand. Mais seul le parc expérimental Alpha Ventus, avec sa petite douzaine d’éoliennes, inauguré avec un retard considérable au printemps dernier par le ministre de l’Environnement Norbert Röttgen, est pour l’instant branché sur le réseau. Un mois après l’inauguration, il a déjà fallu arrêter deux machines à la suite d’avaries mécaniques.

Mais le grand tournant énergétique annoncé a propulsé l’éolien offshore de la phase expérimentale à la phase 100 % opérationnelle. Navires spécialisés, câbles sous-marins, main-d’œuvre – tout fait défaut à ce jour, ou presque, alors que 10 000 aérogénérateurs devraient surgir de la mer du Nord. Et partout, sur la côte, on se hâte d’implanter les structures logistiques nécessaires.

Helgoland attend un miracle sur le front de l’emploi dès la fin de l’année. C’est à ce moment-là que les premiers des 120 monteurs et techniciens “éoliens” débarqueront sur l’île. “Le nombre d’habitants va augmenter de 10 % d’un coup”, se réjouit Jörg Singer (44 ans), le maire de la commune. Voilà quelques années, ce natif de Helgoland installait des parcs éoliens à Palm Springs [en Californie] pour une société américaine. Aujourd’hui, il voit dans l’éolien offshore une aubaine pour son île, dont la population reculait de 6 à 8 % par an. Le cluster [rassemblement d’entreprises publiques et privées et de centres de recherche] éolien de Helgoland, où se dresseront à l’avenir plus de 200 aérogénérateurs, n’est qu’à 12 milles nautiques. Avant la fin de l’année, Innogy, filiale du groupe énergétique RWE, veut lancer la construction du parc Nordsee Ost. Les sociétés E.ON AG et WindMW lui emboîteront le pas en 2012. Et toutes veulent faire de Helgoland leur tête de pont.

Les insulaires ont le tournis

Car il ne suffit pas de planter des éoliennes. Le fonctionnement d’un parc offshore exige également la présence d’un port à proximité, à partir duquel les techniciens peuvent se rendre très rapidement au chevet des machines en cas d’avarie ou pour en assurer la maintenance. Seule île allemande au large de la mer du Nord, Helgoland semble faite pour jouer ce rôle. Ce qui explique que les insulaires aient la tête qui tourne. D’abord, il convient de consolider les vieux quais de la Seconde Guerre mondiale auxquels des catamarans spécialisés viendront d’ici peu s’amarrer. Les engins de terrassement sont à pied d’œuvre pour déblayer les surfaces en friche de l’avant-port, où les opérateurs du parc souhaitent installer hangars, bureaux et locaux du personnel. “Helgoland peut enfin profiter à nouveau de sa situation stratégique en mer du Nord, se félicite le maire, mais cette fois, à des fins pacifiques.”
La petite commune prévoit d’investir 25 millions d’euros dans son port de services. Le Land [de Schleswig-Holstein] a d’ores et déjà promis son appui financier. Au début, les techniciens seront logés dans l’ancien foyer d’infirmières, aujourd’hui déserté, avant que des logements spécifiques soient construits sur la route du phare. Même la blanchisserie, qui avait fermé ses portes voilà belle lurette, devrait reprendre du service. A la mairie, on est aux petits soins pour les techniciens.

A Brême et en Basse-Saxe, le boom de l’éolien offshore est déjà là. A Bremerhaven, un terminal entier de containers a été alloué à la société Innogy RWE pour lui permettre d’expédier ses éoliennes sur le cluster de Helgoland. Ce n’est là qu’une solution transitoire. Quelques kilomètres plus au sud, Bremenports [la société qui gère les ports de Brême et Bremerhaven] prévoit la construction sur la Weser d’un nouveau terminal offshore : 200 millions d’euros pour un quai de chargement de 500 mètres de long, une surface portuaire de 25 hectares et une zone industrielle de 200 hectares où les constructeurs pourront s’étaler. “Nous espérons démarrer l’exploitation en 2014”, annonce Bremenports.

Dans une ville fortement touchée par le chômage, l’éolien emploie déjà 1 100 personnes – d’après une étude, de 7 000 à 14 000 emplois supplémentaires pourraient être créés à l’horizon 2040. Mais un autre port revendique la place de numéro un de l’éolien offshore : Cuxhaven, qui a déjà investi 300 millions d’euros dans une imposante plate-forme flottante, auxquels devraient s’ajouter 200 millions supplémentaires.

A Wilhelmshaven aussi, on travaille à la réalisation d’un cluster éolien. Pour lutter contre les ports géants sur la Jade, la Weser et l’Elbe, les ports plus modestes du Schleswig-Holstein se sont regroupés en un réseau logistique intégré qui réunit neuf ports d’assemblage, de ravitaillement et de services. Hörnum devrait ainsi devenir le port de services attitré du cluster de Sylt. Le port de Rendsburg-Osterrönfeld, qui n’est pas encore entré en service, devrait, avec Brunsbüttel, se spécialiser dans la livraison et l’assemblage des principaux composants des aérogénérateurs.