Beaucoup de gens ont été déçus de voir le Bhoutan manquer le prestigieux prix Décisions pour l’avenir [décerné par la fondation de bienfaisance Conseil pour l’avenir du monde] qui récompense la politique la plus originale et la plus efficace de protection des forêts. En effet, la candidature du pays dans cette catégorie avait de quoi séduire : un engagement constitutionnel de préservation à long terme d’une couverture boisée d’au moins 60 %, faisant du Bhoutan le pays d’Asie le plus protecteur de ses arbres ; et surtout un projet de gestion communautaire des forêts (le CFM) con­fiant de larges parcelles boisées aux communautés rurales, afin de lutter contre la pauvreté.

C’était d’autant plus remarquable que cette initiative, à l’instar de la démocratie du pays, n’en est qu’à ses balbutiements. Le CFM encourage les habitants des campagnes, les plus démunis du pays, à exploiter les forêts pour satisfaire leurs besoins en bois et leur permettre de tirer profit des produits de la forêt.

Au Bhoutan, où la démocratie n’existe que depuis quatre ans, les partis politiques soutiennent le CFM. “Lors de la réunion annuelle du district, les bénéfices de l’exploitation forestière collective sont régulièrement cités”, confie Karma Jigme Temphel, du ministère de l’Agriculture et des Forêts.

“Grâce à la volonté politique, au soutien du gouvernement, à des objectifs clairs et à l’intérêt des communautés, le CFM a dépassé le stade du projet pilote”, souligne-t-il. En septembre 2011, on comptait 328 communautés CFM au Bhoutan, soit plus de 15 000 familles, impliquées dans la gestion d’au moins 30 000 hectares – quasiment 2 % de la superficie totale des forêts du pays. Et il faut s’attendre à une augmentation importante au cours des deux prochaines années, avec pour objectif, à l’horizon 2013, la gestion par les communautés CFM ou par des particuliers d’au moins 4 % de la couverture forestière.

Les ventes de bois peu taxées

Sur le plan des idées, les communautés CFM cadrent bien avec le concept bouddhiste de “chemin du milieu” privilégié par le gouvernement, une volonté de concilier la croissance économique et le patrimoine écologique et culturel du pays.

Aujourd’hui, le ministère des Finances distribue directement l’argent aux villages. Les différentes réformes établies ces dernières années dans la politique de gestion des forêts ont permis de donner plus de poids aux agents forestiers locaux.

Comparé à d’autres pays, le département des Forêts est bien modeste, mais selon les normes du Bhoutan, l’effectif est pléthorique : 1 500 fonctionnaires et un budget annuel modeste d’environ 5 millions de ngultrums [Nu.] [90 000 euros]. Le budget est surtout consacré à la formation et à la sensibilisation. Les agents forestiers jouent un rôle primordial, puisqu’ils favorisent les relations de confiance entre les populations et l’Etat. Ils dirigent des ateliers de formation et des rencontres autour de la gestion communautaire des forêts. Et tous les habitants des 205 groupements de villages bhoutanais y sont conviés. Ils y expliquent les procédures, les responsabilités et les avantages liés à la gestion de la forêt. Ceux qui sont intéressés peuvent postuler pour assumer la gestion d’une forêt, après formation d’une commission. Les candidatures sont transmises au bureau du responsable forestier du district. Après approbation, la commission élabore un plan de gestion et recense les ressources afin de délimiter les zones d’exploitation en partenariat avec les agents forestiers.

“Pour confier une forêt à un village, il faut prendre en compte le droit coutumier de cette communauté ainsi que ses limites”, explique Temphel. On évalue par exemple l’aptitude des villageois à mettre en place un juste partage des ressources de la forêt, entre les plus aisés et ceux qui le sont moins. Mais, d’après Temphel, les paysans se montrent souvent plus conservateurs que les gardes forestiers : ils se refusent souvent à abattre certains arbres en dépit des préconisations du programme.

Le gouvernement ne prélève pas de redevance sur le produit de la vente du bois ni sur celle des produits forestiers non ligneux (plantes, champignons et produits d’origine végétale ne provenant pas des arbres ; animaux et produits d’origine animale). Seule une petite taxe, de 120 ngultrums [2 euros] par arbre adulte, est prélevée, contrairement à ce qui se passe au Népal, où les communautés sont tenues de reverser 24 % des revenus forestiers au gouvernement.
La forêt permet de conserver les ressources en eau et le Bhoutan tire la majeure partie de ses revenus des exportations d’hydroélectricité vers l’Inde. Le gouvernement cherche à répartir au mieux les bénéfices entre les communautés. Les produits des installations hydroélectriques de Tala et de Chukha sont versés aux communautés gérant les forêts. Et le même régime devrait s’appliquer dans le cadre du plan Kurichhu, autre projet hydroélectrique, dans l’est du pays.

S’inspirer des pays voisins

“Avec le ministère de l’Energie, nous sommes convaincus que les villageois doivent être récompensés pour leurs actions en matière de protection des ressources en eau”, précise Temphel. Et le département des Forêts n’y est pas opposé. Des systèmes de “paiement pour services écologiques rendus” ont déjà été mis en place dans l’est du pays, où la communauté forestière de Yakpugang reçoit à peu près 60 000 ngultrums [1 090 euros] par an en échange de ses efforts pour la préservation des bassins versants.

Nouveau venu dans l’exploitation collective des forêts, le Bhoutan a la chance de bénéficier de l’expérience de ses voisins. Le personnel du Département forestier – y compris les agents forestiers – a ainsi suivi des formations au Népal, en Inde et aux Philippines.

“Au Népal, nous avons appris l’importance du travail en réseau en ce qui concerne la communication, le partage des informations ainsi que la façon dont une communauté pouvait s’administrer à la manière d’une entreprise”, poursuit Temphel en faisant référence à la Fédération des usagers de forêts communautaires du Népal (Fecofun). C’est un groupe puissant, qui rassemble 13 528 communautés d’exploitants sylvicoles – soit 8,5 millions de personnes – et les aide à faire des bénéfices. La Fecofun a commencé de manière très modeste, en plantant des arbres, en assurant l’exploitation du bois et en protégeant les forêts les plus dégradées. Le Bhoutan cherche à reproduire ce succès népalais, sans pour autant adopter aveuglément le modèle en question.

Le Bhoutan s’inquiète notamment de la politisation de la Fecofun, jugée trop proche du Parti communiste népalais. “Au Bhoutan, on ne veut pas que les communautés CFM soient politisées, et nous ne prônons pas le regroupement pyramidal, explique Temphel. Nous sommes très vigilants.”