Les espèces oubliées du Saint Laurent : une solution à la surconsommation des espèces en danger ?

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Par Bérénice La Selve

L’oursin vert fait partie des espèces du Saint-Laurent qui pourraient être davantage consommées par les Québécois. Photo : Pixabay

Voici le paradoxe de la consommation de fruits de mer au Québec : on y importe de grandes quantités de produits tels le saumon d’élevage du Chili, tout en exportant une bonne partie de la production locale. Ainsi, les Québécois surconsomment des espèces déjà fragilisées au lieu de profiter des excellents produits locaux plus durables. La certification Fourchette bleue, affiliée au musée Exploramer, ambitionne de faire changer cette situation.

Sandra Gauthier, directrice et fondatrice d’Exploramer, dresse le portrait de la consommation de fruits de mer des québécois : En 2017, 26 000 tonnes de produits de la mer toutes espèces confondues ont été exportées par le Québec pour une valeur d’environ 17 692 $/tonne, tandis que 51 500 tonnes ont été importées, pour environ 10 252$/T. Ainsi, les Québécois exportent leurs produits locaux de qualité tout en consommant des produits importés de qualité moindre. Pourquoi ? Par méconnaissance des trésors que recèle le Saint Laurent, selon Sandra Gauthier.

Le programme Fourchette bleue a pour objectif d’amener la population à diversifier sa consommation de produits marins locaux, de façon à permettre aux pêcheurs de diversifier leurs prises, de minimiser les rejets en mer, et de réduire l’import / export de fruits de mer. Pour ce faire, La Fourchette bleue travaille en collaboration avec l’industrie de la pêche et des chercheurs afin de revoir la quantité et la variété de produits exploités. En effet, les rejets en mer ont lieu lorsque les pêcheurs, en cherchant une espèce spécifique pour laquelle ils ont un permis, font des « prises accessoires », c’est-à-dire capturent accidentellement d’autres espèces moins en demande. On peut citer en exemple les « crapauds de mer », délicieux mais vilains à regarder, tels que la baudroie, le chaboisseau, et l’hémitriptère : ce sont des espèces peu connues et donc peu recherchées par les acheteurs. « Au Québec on aime les beaux poissons comme les belles morues, les beaux maquereaux brillants. On s’intéresse moins aux poissons moins jolis », explique Sandra Gauthier. Si le pêcheur sait qu’il ne parviendra pas à vendre ces prises, il risque de les rejeter en mer afin de garder l’espace de sa cale pour les espèces plus demandées. Ceci est à la fois un gaspillage de ressources, les bêtes pêchées mourant des suites de leurs blessures, et une pression accrue sur les espèces recherchées qui sont les seules à être consommées.

C’est pourquoi le musée Exploramer a créé un «écoguide» qui propose une liste de produits du Saint Laurent à privilégier pour la consommation, répartis en cinq catégories : « poissons », « fruits de mer », « algues », « mammifères marins » et « mariculture ».

Cette liste est établie selon une méthodologie en quatre étapes. L’équipe d’Exploramer commence par procéder à un échantillonnage des espèces comestibles. Ensuite, elle analyse les rapports de stocks de fruits de mer dans l’estuaire et le golfe du Saint Laurent afin de sélectionner les espèces disponibles en quantités suffisantes. Puis elle analyse des techniques de pêche en termes de respect des fonds marins. Enfin, le degré de méconnaissance du produit par les marchés de consommation est évalué en comparant la demande par rapport aux quotas pêchés, de façon à prioriser les espèces méconnues. Une liste préliminaire est établie sur la base de toutes ces informations, puis est soumise à un comité composé de l’industrie de la pêche et de scientifiques (universités, centres de recherche, différents ministères, etc.).

« Ce qui fait de La Fourchette bleue un programme fédérateur, estime Sandra Gauthier, c’est que nous sommes les seuls qui parviennent à rassembler à la même table de discussion l’industrie de la pêche et les scientifiques ». La raison ? « Au lieu de pousser au boycott, nous encourageons à repenser la consommation », explique-t-elle.

Cette démarche offre donc à la fois des perspectives d’avenir aux pêcheurs, et diffuse le message de protection de la biodiversité que souhaitent faire passer les scientifiques.

Quels sont les projets à venir de Fourchette bleue ? Sandra Gauthier en énumère quelques-uns : soutien au développement des techniques de pêche respectueuses de l’environnement, élargissement des créneaux de certification aux écoles et usines de mariculture, et la mise en place de « paniers prise du jour », qui proposeront les espèces en saison selon le même principe que les paniers de légumes.

En conclusion : bien que le gaspillage des ressources marines soit loin d’intervenir uniquement à l’étape du rejet des prises accessoires, comme nous l’avons exposé dans cet article, l’initiative Fourchette bleue est un bel exemple de collaboration aux divers niveaux de la chaîne alimentaire, depuis les pêcheurs jusqu’aux consommateurs en passant par les scientifiques et les restaurateurs. Cette collaboration permet la mise en pratique de solutions tendant vers plus de durabilité. A quand la même démarche pour valoriser les produits industriels de la mer ?

Notre collaboratrice Bérénice La Selve a eu la chance de participer à une dégustation de produits de la mer lors d’une conférence que Sandra Gauthier a donnée en collaboration avec l’association Slow Food Montréal. La dégustation de produits frais du Saint Laurent était offerte par les poissonneries Délices de la mer et Fou Des Iles.

Au menu : des oursins verts, des bourgots (mollusques aussi appelés buccin commun), de la saucisse séchée de phoque, des moules fumées et des algues wakame. Les oursins sont ouverts au ciseau par Anne-Marie Trudel, la coordinatrice de Fourchette bleue, et dégustés à même la coquille. Seules les gonades, à savoir les parties orangées, sont consommées. Comme nous sommes en période de reproduction, ces parties qui sont les organes sexuels sont particulièrement développées, et c’est donc le meilleur moment pour les consommer. Le goût est à la fois iodé et sucré, mais décoller les gonades avec une fourchette se révèle un vrai défi. Les bourgots sont déjà préparés et sortis de leur coquille, et ils ont l’apparence de petits champignons. Seuls ils goûtent violemment la mer, mais accompagnés d’une bonne mayonnaise leur texture ferme est très agréable et ils s’avèrent délicieux. Les saucisses de phoque  paraissent similaires à de la charcuterie de bœuf. Cette viande, révèle un des participants de l’événement, est habituellement très ferreuse et proche en goût du foie de bovidé, un mets qui ne fait pas l’unanimité ; la transformation en saucisse sèche est donc une manière de la rendre plus attractive pour le grand public. Quant aux moules, leur goût fumé ressort intensément, ce qui fait le bonheur des amateurs de produits boucanés. Enfin le wakame, humide, est relativement caoutchouteux avec un goût assez neutre. Si toutes ces découvertes culinaires font beaucoup d’émotions d’un coup, un seul de ces mets introduit dans un repas une appréciable variation de l’ordinaire.

À propos d’Exploramer :

Exploramer est un musée situé à Sainte-Anne-des-Monts en Gaspésie, dont la mission est de sensibiliser le public à la préservation du milieu marin du Saint Laurent. Ce musée mène l’action de la Fourchette bleue, un programme qui regroupe un écoguide et une certification. L’écoguide vise à promouvoir la consommation de certaines espèces durables et méconnues, et la certification identifie les poissonneries et restaurants s’approvisionnant en fruits de mer locaux et durables, dont la liste est visible ici. La certification existe en Gaspésie depuis 2009, et opère sur tout le Québec depuis 2011. Bien que le Saint Laurent contienne également des zones d’eau douce, Fourchette bleue ne se penche pour l’instant que sur les espèces marines.

À propos de l’auteure : Bérénice La Selve est étudiante à la maîtrise en environnement à l’université de Montréal et elle se passionne pour les questions de gestion des matières résiduelles et d’alimentation.

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