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Pollutions

Dans le Nord, un accident industriel a tué toute vie dans le fleuve l’Escaut

Mi-avril, près de Cambrai dans le Nord, environ 100.000 mètres cubes d’eaux de lavage de betteraves se sont déversées accidentellement dans le fleuve l’Escaut, entraînant la mort de milliers de poissons. Un désastre écologique qui ruine vingt ans d’efforts en faveur de la biodiversité.

Confinement oblige, le fleuve l’Escaut respirait enfin : la cadence des bateaux sur son lit est au ralenti, tout comme l’activité des usines qui le bordent. L’Escaut (de Schelde en néerlandais) n’était alors qu’un long fleuve tranquille de 355 kilomètres, s’écoulant de Gouy en Picardie jusqu’en Belgique en passant par Gand, Tournai ou Anvers, avant de se jeter dans les eaux néerlandaises de la mer du Nord. Un cours d’eau international méconnu il y a encore quelques semaines, jusqu’à ce qu’un accident de pollution majeur le place sous les feux des projecteurs.

Dans la nuit du 9 au 10 avril, à Escaudœuvres, près de Cambrai dans le Nord, la digue d’un bassin de décantation de la sucrerie Tereos a cédé. Près de 100.000 m3 d’eaux organiques, contenant les sédiments issus du lavage de betteraves, se sont échappées et une dizaine d’habitations aux alentours ont été inondées. Une grande quantité de l’eau a ruisselé jusque dans l’Escaut, à quelques centaines de mètres en aval de l’usine. Dès le lendemain, des poissons morts flottaient à la surface du fleuve, asphyxiés. Car si les matières organiques sont habituellement inoffensives, « en surabondance, leur dégradation provoque une consommation excessive d’oxygène dans l’eau et ainsi asphyxie tous les organismes vivant à proximité », explique sur son site l’Office français de la biodiversité.

La préfecture du Nord, l’autorité compétente en matière de pollution aérienne, terrestre ou maritime, n’a pas semblé maîtriser la situation. « Bien qu’une diminution d’oxygène avec l’apparition d’une mortalité piscicole ait pu être constatée dans les jours suivant l’accident, un retour progressif à un taux d’oxygène plus normal a été mesuré », indique-t-elle dans un communiqué publié deux semaines après les faits, le 24 avril. « Il n’y a donc pas eu d’alerte aux régions situées en aval, en particulier côté belge. »

Le fleuve court de la Picardie jusqu’en Belgique en passant par Gand, Tournai ou Anvers, avant de se jeter dans les eaux néerlandaises de la mer du Nord.

La partie flamande a été plutôt épargnée grâce à l’alerte lancée par les autorités wallonnes

Audrey Lieval est cheffe de projet au syndicat mixte de l’Escaut (Symea), une structure coordonnant toutes les actions relatives à la ressource en eau du territoire de l’Escaut. Confinée et dans l’incapacité de se rendre sur place, elle se désole de n’avoir pas pu réagir à temps. « Je recevais au début des bribes d’informations, mais rien d’alarmant, jure-t-elle. Jusqu’au jour où mon homologue wallon m’a appelé pour m’annoncer que toute la faune avait péri de leur côté. J’étais catastrophée. » En aval du bassin et jusqu’en Wallonie, l’eau polluée et au taux d’oxygène proche de zéro a causé la mort de la quasi-totalité des espèces vivantes du fleuve, parmi lesquelles près de cent tonnes de poissons. Selon le biologiste Patrick Meire, qui a œuvré à l’opération de sauvetage express, « même si la pollution s’estompera naturellement, il faudra des années pour que la biodiversité se reforme dans les zones touchées ».

La partie flamande a en revanche été plutôt épargnée grâce à l’alerte lancée par les autorités wallonnes. « De Gand à Anvers, nous avons réussi à préserver environ 95 % des poissons », estime Patrick Meire. « Grâce à des pompes disséminées en divers endroits du fleuve, on a ajouté de l’oxygène dans l’eau, ça a été efficace. »

L’accident provoqué par la sucrerie industrielle a asphyxié tous les organismes vivant à proximité.

Plusieurs plaintes ont été déposées dans ce dossier, notamment par les autorités wallonnes et diverses associations environnementales des deux côtés de la frontière. Soit contre X, soit contre Tereos directement. « Cet incident est loin d’être banal et il doit être considéré comme le plus gros incident écologique depuis vingt ans », fulmine Europe Écologie Les Verts (EELV) Hauts-de-France dans un communiqué publié le 25 avril. Le parti met en cause Tereos « dans un incident du même type [qui] s’est produit en février », soit deux mois plus tôt, et appelle les autorités à prendre de nouvelles mesures pour prévenir à l’avenir les risques d’accident de cette ampleur.

En attendant les résultats des enquêtes judiciaires lancées par le parquet de Cambrai et celui de Charleroi (Wallonie), Tereos considère dans un communiqué qu’« à ce stade, il est encore trop tôt pour établir de quelconques liens de causalité ». Tout en ajoutant « qu’en tant qu’entreprise citoyenne, elle assumera sa responsabilité si elle venait à être établie ».

Plus qu’un désastre écologique, cet accident de pollution donne surtout le sentiment d’un retour en arrière. Car l’Escaut ne s’est jamais distingué par la clarté de son eau. « Il est même plutôt d’une couleur marron chocolat assez repoussante », décrit Audrey Lieval, témoignant ainsi d’une pollution endémique. Laëtitia Deudon, géohistorienne de l’environnement, planche depuis cinq ans sur une thèse sur les aménagements et le paysage fluvial de l’Escaut du XIIe siècle à aujourd’hui. « D’une ressource énergétique et piscicole à la base, il est devenu un cloaque, surtout à partir du XIXe siècle, une période à partir de laquelle l’Escaut a été canalisé à plusieurs reprises jusqu’à son état de grand gabarit actuel », explique-t-elle. Le fleuve est alors devenu « un corridor industriel entraînant la polarisation des usines le long du cours d’eau ». Le récent épisode de pollution a un précédent : « En 1883, des rejets de matières organiques provenant de la sucrerie de Curgies et de la distillerie de Saultain ont été observés dans l’eau. » Ces pollutions avaient entraîné, là aussi, la mort des poissons malgré les mesures prises à l’époque par les autorités municipales, les commissions d’hygiène, de salubrité et la préfecture du Nord.

L’état écologique général du district de l’Escaut. En rouge, « état mauvais ».

La forte pollution s’explique aussi par la typologie du territoire et les aménagements qui en ont découlé. « C’est un fleuve de plaine à cours lent, assez marécageux, qui a une tendance naturelle à l’envasement et à l’encombrement du fait de la faible circulation de l’eau qui rend difficile le renouvellement des eaux sur la partie amont du fleuve », poursuit Laëtitia Deudon. « D’autre part, l’Escaut circule à travers un environnement qui s’est fortement anthropisé et urbanisé. » Il longe ou traverse de grandes villes comme Cambrai et Valenciennes en France, ou Tournai, Gand ou Anvers en Belgique. En plus des eaux usées des villes et des dépôts sauvages, le fleuve subit aussi « les résidus de pesticides du fait de l’agriculture très présente sur ses rives ». Par ailleurs, toutes les eaux (fossés, étangs, rivières, canaux) se jettent ensuite dans l’Escaut, « qui est l’exutoire final, ce qui tend à empirer la situation en cas de pollution ».

« Cette catastrophe a ruiné tous les efforts fournis depuis près de vingt ans »

« Il y a encore trente ans, l’Escaut était l’un des fleuves les plus pollués d’Europe. À tel point qu’il a été cité dans un livre japonais comme l’exemple à ne pas suivre », se souvient Arnould Lefébure. Il a participé en 1994 à la mise en place d’une commission internationale de l’Escaut, dont il était le secrétaire général jusqu’en août 2019. Une instance destinée en cas de problème à faciliter la gestion et la coordination des États par lesquels le fleuve circule. « En 1998, la commission a créé un système d’alerte en cas de pollution accidentelle pour faciliter la communication, précise M. Lefébure. Dans le département du Nord par exemple, la préfecture dispose d’un centre de crise disposé à nous alerter en cas de problème. Les protocoles sont nombreux et très stricts. »

Dès lors, comment expliquer pour le dernier accident en date, le raté des autorités françaises que les Belges accusent aujourd’hui de « négligence » ? « Il peut y avoir parfois des trous dans la raquette, la chaîne de diffusion des informations n’est pas toujours optimale », concède l’homme, sans toutefois dédouaner la préfecture du Nord qui n’a communiqué officiellement que deux semaines après les faits, le 24 avril.

« L’Escaut circule à travers un environnement qui s’est fortement anthropisé et urbanisé. » Ici à Tamise, en Belgique, en 2008.

« C’est triste parce que cette catastrophe a ruiné tous les efforts fournis depuis près de vingt ans », se désole Audrey Liéval, assurant que tout était mis en œuvre à travers de nombreuses initiatives locales pour permettre à l’Escaut de prétendre à la mention « bon potentiel 2027 », selon l’objectif écologique fixé par la directive cadre sur l’Eau (DCE) adoptée en 2000. Ces dernières années, le Conservatoire d’espaces naturels du Nord Pas-de Calais a par exemple mené en partenariat avec Valenciennes Métropole des actions de dépollution et de requalification des berges et friches industrielles de l’Escaut. Un renforcement des mesures de contrôle de la qualité des eaux a été pris à tous les échelons. 27.622 hectares de milieux humides (étangs, tourbières, canaux, marais, prairies et forêts humides, etc.) dans les vallées de la Scarpe et de l’Escaut ont aussi été labellisés Ramsar [1] en janvier 2020 pour endiguer leur dégradation ou leur disparition et préserver au mieux l’écosystème. Des initiatives qui ont, semble-t-il, porté leurs fruits, à en juger la richesse de la biodiversité décimée par le récent épisode de pollution. « Quand on observait l’Escaut, on ne se doutait pas qu’il y avait autant de vie, s’étonne encore Audrey Liéval. C’est finalement en repêchant ses poissons morts qu’on s’en est vraiment rendu compte. »

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