Une enquête (1) de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) auprès des détenteurs et transporteurs de substances radioactives a été publiée mercredi 6 août (2) afin de "mieux informer le public". Des associations, telles que la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), alertent de longue date les pouvoirs publics sur l'opacité régnant sur ce type de transport.
Des chiffres officiels éloignés de la réalité ?
"Chaque année, environ 980.000 colis de substances radioactives sont transportés à l'occasion d'environ 777.000 transports", conclut l'étude. Ces transports concernent l'industrie nucléaire, pour le déplacement de "combustibles neufs ou usés", de "déchets nucléaires" ou d'"outils contaminés", rapporte l'ASN. Mais les secteurs de la santé (produits radiopharmaceutiques) et des contrôles techniques (appareils de détection de plomb, gammagraphes) donnent également lieu à des transports de substances radioactives. C'est aussi le cas du domaine de la recherche non nucléaire, notamment pour les "sources non scellées utilisées comme traceurs radioactifs", détaille l'étude. Enfin, les "sources scellées utilisées pour des irradiateurs ou des appareils de contrôle de paramètres physiques" sont des exemples de substances transportées au bénéfice de l'industrie non nucléaire.
Par ailleurs, on note une grande inégalité entre les secteurs, puisque 65% des transports réalisés concernent les contrôles techniques. A l'autre bout de l'échelle, les secteurs de l'industrie nucléaire, de l'industrie non nucléaire et de la recherche non nucléaire sont source d'un nombre bien inférieur de transports (respectivement 3%, 4% et 3%).
Mais ces chiffres se basent essentiellement sur les déclarations des transporteurs et détenteurs de substances radioactives auxquels l'ASN a soumis un questionnaire (3) , et sur des extrapolations, alerte Julien Syren, ingénieur chargé des dossiers transports à la Criirad. Dans la mesure où la quasi-totalité des colis transportés ne nécessite pas un agrément de l'ASN, le nombre réel de transports est extrêmement difficile à évaluer. En effet, environ 2% des colis requièrent un agrément, dont 0,4% contiennent de l'hexafluorure d'uranium, rapporte l'étude.
Une protection suffisante du public ?
De fait, impossible pour les citoyens de prendre connaissance de leur exposition à des substances radioactives. En-dessous de certains seuils (les seuils d'exemption), les transports se font sans déclaration ni agrément (4) : ni l'ASN ni les autorités publiques ne sont informées.
D'après Julien Syren, les seuils de radioactivité en matière de transports sont "incompatibles" avec la réglementation en vigueur sur la protection de la santé publique. Pour les transports de substances radioactives, la réglementation fixe la limite d'irradiation externe (5) à 2 mSv (6) par heure au contact et à 0,1 mSv/h à deux mètres du véhicule de transport. Une exposition de plus de 30 minutes à 2 mSv/h entraînerait donc un dépassement de la limite réglementaire annuelle, souligne ce membre de la Criirad. Mais, en l'absence de contact avec le colis, "il faudrait une présence continue de dix heures à deux mètres" d'un véhicule transportant des matières radioactives pour qu'un individu atteigne le seuil réglementaire de 1mSv/an, explique l'ASN.
Plus généralement, les quantités transportées exposent le public à des doses bien supérieures à la radioactivité présente dans la nature. Ainsi, dans le cas de l'uranium 238, le seuil d'exemption est fixé à 10.000 Becquerels/kg : "En-dessous de ce seuil, il n'y a aucune obligation réglementaire", dénonce Julien Syren.
Repenser le cycle du combustible nucléaire ?
Dès lors, la Criirad se pose la question de la nécessité de ces transports à hauts risques. "Sont-ils tous indispensables ?", s'interroge l'ingénieur. Les transports de substances radioactives liés au secteur de la santé s'élèvent à 26% des transports recensés. Ce "nombre élevé de transports (…) correspond principalement aux produits radiopharmaceutiques livrés très régulièrement aux hôpitaux, compte tenu de leur courte période radioactive", commente l'ASN. S'il est pour l'instant difficile de limiter les allées et venues dans le domaine médical, quid de l'industrie nucléaire ?
Certaines zones du territoire français sont "des points de convergence du cycle du combustible", pointe Julien Syren en citant la vallée du Rhône. Pierrelatte (7) (Drôme), Romans-sur-Isère (Drôme), Malvési (Aude) et, surtout, La Hague (Manche), premier centre mondial de recyclage de combustible usé, comptent parmi ces points névralgiques, énumère Julien Syren. Ainsi, le rapport de l'ASN chiffre à "une centaine" les transports de plutonium sous forme d'oxyde entre l'usine de retraitement de La Hague et l'usine de production du combustible de Melox, située dans le Gard.
Parmi les causes de cette affluence : l'Hexagone est "un important fournisseur de prestations", explique Julien Syren. Ainsi, sur les 19.000 transports annuels "liés au cycle du combustible nucléaire", 2.000 s'effectuent en provenance ou à destination de l'étranger ou transitent simplement par la France, ce qui correspond à environ 58.000 colis sur 114.000, rapporte l'ASN. Du fait du schéma géographique du cycle du combustible nucléaire, la population n'est pas suffisamment protégée, estime, l'ingénieur de la Criirad.
Des modes de transport plus sécurisés ?
De même, le public n'est pas informé des enjeux sanitaires (8) liés à tel ou tel mode de transport. La route et le rail présentent tous deux des risques, rappelle Julien Syren, qui garde à l'esprit que "les réseaux ferroviaires ne sont pas complètement déconnectés de l'espace public", citant l'exposition du personnel (9) des gares de triage ainsi que les éventuels arrêts de longue durée de ces convois. Plus simplement, il faudrait déjà interdire aux camions de stationner sur des aires d'autoroute non dédiées, et donc augmenter les contrôles, propose-t-il.
L'enjeu est de taille car, actuellement, les substances radioactives sont essentiellement transportées par la route (96%). Dans le secteur des contrôles techniques, c'est même 100% des transports qui passent par la voie routière. A l'inverse, l'industrie nucléaire a recours au transport multimodal : dans 30% des cas, les substances radioactives sont transportées par "route + mer + rail", relève l'ASN.
Enfin, Julien Syren déplore que le public ne puisse obtenir de statistiques concernant les cas dans lesquels un itinéraire non prévu a été emprunté. Au-delà du public, l'ASN n'informe ni les gestionnaire des réseaux routiers ni les collectivités locales des transports qui les concernent, précise-t-il. Par ailleurs, il se pose la question des pouvoirs de l'ASN dans le cadre de la procédure d'agrément, l'Autorité n'étant pas consultée pour l'élaboration des itinéraires que les transporteurs lui communiquent une semaine avant le transport.