Par Émilie Houde-Tremblay, Doctorat en aménagement du territoire et développement régional, Faculté d’aménagement, d’architecture, d’art et de design. Cette communication scientifique est une présentation de l’Institut EDS. 

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L’agroécologie est de plus en plus considérée comme une avenue pertinente afin de faire face aux enjeux divers du système alimentaire. Avec la montée en popularité de l’agroécologie et la diversité des acteurs qui s’en revendiquent, son intégrité est toutefois mise à l’épreuve.

Les manières de produire la nourriture, de la distribuer, de la cuisiner, de la manger et de la jeter se sont profondément transformées au cours des dernières décennies(1). Bien que valorisé pour sa capacité à produire et distribuer des aliments en grande quantité et à faible coût(2), le système alimentaire dominant et ses visées productivistes sont aujourd’hui remis en question. Il a des répercussions négatives à la fois multiscalaires et multifacettes : émissions de gaz à effet de serre, dégradation des eaux et des sols, perte de biodiversité, concentration de la richesse et du pouvoir entre les mains de grandes corporations, conditions souvent déplorables du travail agricole, persistance de la faim dans le monde, accroissement des maladies liées à la diète, etc.(2),(3),(4) Devant la pluralité des enjeux, que faire pour réaliser une transition, mais surtout, quelle transition souhaitons-nous réaliser?

Selon Krausmann et Fisher-Kowalski(5), il y a actuellement cohabitation de trois postulats sur la trajectoire à adopter pour agir sur les problématiques du système alimentaire. Les deux premiers s’inscrivent dans une certaine continuité avec les logiques actuelles et proposent, respectivement, d’avoir recours aux technologies et d’appliquer les principes de l’économie verte. La troisième proposition s’attache à l’agroécologie et revêt le caractère plus radical d’un projet de transformation du système alimentaire basé sur un rapport équilibré à la nature et sur des valeurs de justice et de démocratie(6). Il ne s’agit plus de se demander comment produire plus, mais bien comment produire et distribuer mieux(7), en s’appuyant sur une vision renouvelée de la modernité, du développement et du bien-être(8).

Bien que le terme agroécologie fut employé dès les années 30 pour désigner l’application de principes écologiques en agronomie, l’agroécologie telle qu’entendue aujourd’hui a plus particulièrement pris de l’expansion autour des années 80 en réponse aux impacts négatifs de la modernisation agricole(7),(9). Portée en France et promue en Afrique de l’Ouest(8), l’agroécologie s’est développée aux États-Unis comme un référent scientifique alternatif, sous la pression des mouvements sociaux qui critiquaient le rôle des milieux académiques dans la promotion de modèles agricoles non durables. Par ailleurs, c’est à travers les liens tissés avec divers acteurs sud-américains (chercheurs, ONG, agriculteurs, etc.) que le cadre de pensée de l’agroécologie a réellement pu émerger. En effet, « la résistance des systèmes traditionnels [autochtones]et paysans au processus de modernisation agricole » y était valorisée (7, p. 31). L’agroécologie a pu y être propulsée par des mouvements sociaux qui se sont saisis du terme et l’ont accolé à leur projet de résistance(7),(9). Mentionnons, par exemple, les mouvements sociaux pour la souveraineté alimentaire pour lesquels l’agroécologie se présente comme un moyen concret d’atteindre cet objectif(10). L’agroécologie a donc été associée aux mouvements sociaux et au monde académique et comprise comme un concept holistique où nature et vie sociale sont abordées conjointement dans une perspective de transformation du système alimentaire.

Plus récemment, l’agroécologie prend une place grandissante dans les discours d’experts et les politiques(e.g. 2). Or, avec cette institutionnalisation de l’agroécologie, c’est précisément la coexistence variable des pans biophysiques et sociopolitiques qui fait aujourd’hui l’objet d’importants débats. Inscrite dans une banque de pratiques visant à verdir et à rendre le système alimentaire plus « intelligent » face au climat sans en changer les logiques de fond(11), elle tend à être mobilisée comme un projet principalement technique(12),(13).

Interprétées comme une forme de cooptation, ces formes d’institutionnalisation occultent un élément fondamental de l’agroécologie : son caractère politique et social et ses attaches à la notion de souveraineté alimentaire. S’il est vrai que l’agroécologie offre des solutions techniques, elle le fait dans une perspective de changement plus profond qu’une inscription dans un corporatisme environnemental émergeant(14). L’agroécologie serait ainsi aujourd’hui plurielle : qui transforme ou qui se conforme, radicale ou réformiste, forte ou faible(13). Pour plusieurs, elle est à la croisée des chemins(11), prise entre un agenda « par le haut », visant un verdissement du système alimentaire, et un agenda « par le bas », plus près des préoccupations socio-politiques des mouvements sociaux.

Ces dynamiques d’institutionnalisation de l’agroécologie sont, par ailleurs, accompagnées de l’émergence d’un leadership explicite de certains acteurs urbains sur le projet agroécologique(15). D’un projet principalement rural et paysan(16), il se déplace aujourd’hui vers les villes, où diverses initiatives alimentaires dites alternatives ont émergé aux cours des dernières décennies. Bien qu’elles ne nomment pas nécessairement leur soutien à l’agroécologie, ces initiatives y ont été associées par différents auteurs(e. g. 17) puisqu’elles sont cohérentes avec les pratiques et les principes de l’agroécologie. Par ailleurs, la portée transformative de ces initiatives est également remise en question. Loin d’aborder uniquement les défis posés par le système alimentaire en lui-même, les critiques ciblent aussi, et parfois surtout, la ville, ses normes et ses dynamiques politiques, économiques, culturelles et sociales(e. g. 18, 19). Le leadership urbain sera-t-il un allier au maintien d’une agroécologie écologique, sociale et politique?

 

Références :

(1) McMicheal, P., 2009. A food regime genealogy, The journal of Peasant Studies, 36(1), 139-169.

(2) International Panel of Experts on Sustainable Food Systems, 2016. De l’uniformité à la diversité : Changer de paradigme pour passer de l’agriculture industrielle à des systèmes agroécologiques diversfiés [en ligne]. IPES FOOD.  http://www.ipes-food.org/_img/upload/files/Uniformiteala%20Diversite_IPES_FR_Full_web.pdf [consulté le 3 février 2019].

(3) Gottlieb, R., et Joshi, A., 2010. Food Justice. Cambridge : The MIT Press.

(4) FAO, 2018. L’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde [en ligne]. FAO. www.fao.org/3/I9553FR/i9553fr.pdf [consulté le 3 février 2019].

(5) Krausmann, F. et Fisher-Kowalski, M., 2017. Transitions sociométaboliques globales. Dans : B., Daviron et G., Allaire (Dir). Transformations agricoles et agroalimentaires – Entre écologie et capitalisme.  Versailles : Éditions Quae.

(6) Gliessman, S.R., 2015. Agroecology : The Ecology of Sustainable Food Systems. 3ème édition, Boca Raton : CRC Press.

(7) Stassart, P.M, Baret, P., Gre%u0301goire, J-C., Hance, T., Mormont, M., Reheul, D., Stilmant D., Vanloqueren, G. et Visser, M,. 2012. L’agroécologie : trajectoire et potentiel. Pour une transition vers des systèmes alimentaires durables. Dans : D. Van Dam, J., Nizet et M. Streith (Dir). Agroécologie – entre pratiques et sciences sociales, Dijon : Educagri éditions.

(8) Pimbert, M., 2015. Agroecology as an Alternative Vision to Conventional Development and Climate-smart Agriculture. Development, 58 (2-3), 286-298.

(9) Wezel, A., Bellon, S., Doré, T., Francis, C., Vallod, D. et David, C., 2009. Agroecology as a science, a movement and a practice. A review. Agronomy for sustainable development, 29 (4), 503-515.

(10) Wittman, H., 2011. Food Sovereignty. A New Rights Framework for Food and Nature?, Environment and Society :Advances in Research, 2 (1), 87-105.

(11) Altieri, M. A., Nicholls, C.I. et Montalba, R., 2017. Technological approaches to sustainable agriculture at a crossroads : An agroecological perspective. Sustainability, 9 (3), 1-13.

(12) Geraldo, O.F. et Rosset, P.M., 2018. Agroecology as a territory in dispute : between institutionality and social movements. The Journal of Peasant Studies, 45 (3), 545-564.

(13) Rivera-Ferre, M.G., 2018. The resignification process of Agroecology : Competing narratives from governments, civil society and intergovernmental organization. Agroecology and sustainable food systems, 42 (6), 666-685.

(14) Levidow, L., 2015. European transitions towards a corporate-environmental food regime : Agroecological incorporation or contestation. Journal of Rural Studies, 20, 76-89.

(15) RUAF Foundation et Centre for Agroecology Water and Resilienc,. 2017. Urban Agroecology, Urban Agriculture Magazine, 33, 1-76.

(16) Rosset, P.M. et Martínez-Torres, M.E., 2012. Rural Social Movements and Agroecology : Context, Theory, and Process. Ecology and Society, 17 (3), 1-12.

(17) Fernandez, M., Goodall, K., Olson, M. et Méndez, E., 2012. Agroecology and Alternative Agri-Food Movements in the United States : Toward a Sustainable Agri-Food Systems. Agroecology and Sustainable Food Systems, 37 (1), 115-126.

(18) McClintock, N.,2014. Radical, reformist, and garden-variety neoliberal : coming to terms with urban agriculture’s contradictions. Local environments, 19 (2), 147-171.

(19) Tornaghi, C., 2017. Urban Agriculture in the Food-Disabling City : (Re)defining Urban Food Justice, reimagining a Politics of Empowerment. Antipode, 49 (3), 781-801.

itoire et développement régional, Faculté d’aménagement, d’architecture, d’art et de design. Direction : Geneviève Cloutier et Alain Olivier.