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Haiti : La question de la décentralisation



  • Relations entre société civile et pouvoirs publics

    Haiti : La question de la décentralisation

    vendredi 30 juin 2006



    Par Raoul Vital
    ICKL

    Soumis à AlterPresse le 27 juin 2006

    L’Institut Culturel Karl Lévêque (ICKL) d’Haïti et le Centre Développement et Civilisations Lebret-Irfed de France ont co-organisé du 20 au 22 juin à Port-au-Prince un atelier de restitution d’une enquête sur les relations entre société civile et pouvoirs publics en Haïti. Cet atelier a réuni des intellectuels d’horizons divers et représentants-es d’institutions d’Haïti, de la République Dominicaine, de Cuba et de Costa-Rica. La question de la décentralisation a été au cœur des débats. Les discussions ont permis de voir les défis relevés par l’enquête, de définir des pistes de travail et des perspectives.

    Les antécédents historiques du projet

    Le projet de mener une enquête en Haïti sur les relations entre société civile et pouvoirs publics était en vue depuis l’année 2002. Les événements politiques qui ont eu lieu dans le pays en 2003 ont causé l’ajournement de sa réalisation.

    Après la chute d’Aristide en 2004, les organisateurs avaient caressé l’espoir que la nouvelle conjoncture offrirait des opportunités à l’exécution de la première étape de l’enquête. Une fois de plus, les violences qui ont émaillées le départ d’Aristide n’offraient pas le climat propice. Finalement, à la suite des recommandations d’une mission de vérification de la validité du projet, dirigée par le Centre Lebret, la première phase de l’enquête s’est déroulée au deuxième semestre de l’année 2005.

    L’enquête

    L’enquête a été réalisée en juillet 2005 par deux chercheurs du Centre Développement et Civilisations Lebret-Irfed : Vincent DIOP, Sénégalais, et Enocque FRANÇOIS, Haïtien. Avec l’appui de l’ICKl qui a fourni le cadre logistique et méthodologique, ces chercheurs ont pu identifier plus d’une douzaine d’expériences tant en milieu rural qu’en milieu urbain, constituant ainsi l’échantillon de l’enquête et permettant d’évaluer la faisabilité du travail.

    Il s’agissait, à partir de cette recherche, de se documenter sur les relations entre société civile et pouvoirs publics locaux et d’en extraire des propositions en vue d’améliorer les conditions de vie de la population. Ainsi, les enquêteurs ont rencontré des organisations paysannes, des organisations urbaines, des organisations de femmes, de défense des droits humains et des institutions d’accompagnement suivant l’approche recherche-action où les entretiens directs avec les groupes cibles ont été complétés par les observations des chercheurs.

    Les objectifs de cette enquête sont poursuivis à partir de 3 étapes successives.

    Une première étape consiste à identifier une série d’expériences où société civile et pouvoirs publics travaillent ensemble, et à en recueillir des données.

    La restitution des résultas aux groupes qui ont participé à l’enquête constitue la deuxième étape.

    Et enfin, une troisième étape qui consiste à réaliser un séminaire régional (caraïbe / Amérique Latine) où la problématique haïtienne sera au cœur des débats.

    La restitution des résultats

    L’atelier de restitution a réuni les représentants et représentantes d’organisations haïtiennes qui ont pris part à l’enquête, ceux de la République Dominicaine ayant des expériences de décentralisation, et d’un responsable de Casa de las Americas de cuba, Aurelio Alonso. A partir des défis relevés par l’enquête de terrain, les participants ont défini des priorités sur lesquelles ils doivent agir. De ces priorités découlent quatre grandes thématiques qui ont inspiré des pistes de travail dans le cadre des relations société civile et pouvoirs publics : l’éducation populaire, la décentralisation, la lutte contre l’occupation et la construction du camp populaire. Ces thématiques, selon l’assemblée, forment un faisceau capable d’alimenter les réflexions sur la décentralisation et promouvoir un modèle de développement centré sur l’homme.

    La méthodologie

    L’atelier de restitution a suivi le cheminement suivant :

    Présentation du rapport de l’enquête par les chercheurs après l’ouverture de l’atelier par le directeur de l’ICKL et la présidente du Centre Lebret-Irfed ;

    Les défis mis en lumière par l’enquête ont été présentés par un chercheur haitien, Laenec Hurbon ;

    Marc-Arthur Fils-Aimé, directeur de l’ICKL, a fait un survol historique pour la mise en contexte de l’Etat haitien qui se veut un point dominant du rapport, et une critique de la société civile comme un axe thématique du travail des deux chercheurs ;

    Dans des groupes de travail, les participants ont partagé leurs expériences de luttes en référence aux thématiques traitées par l’enquête ;

    Entre ces différentes étapes, des échanges avec des spécialistes dans le domaine de la décentralisation ont enrichi les discussions.

    Les débats

    Les débats ont été animés par des penseurs haïtiens dans le domaine de la décentralisation dont Jean-Reynold Elie, professeur à l’Université et André Lafontant Joseph, membre de la commission de décentralisation [Cette commission a été créée par le gouvernement intérimaire Boniface/Latortue pour définir le cadre légal de la décentralisation. La commission a produit cinq textes qui devaient être publiés par décrets du gouvernement, il s’agit des lois cadres de la décentralisation, celles concernant les départements, les communes, les sections communales et les fonds publics des collectivités territoriales].

    D’entre de jeu, Jean Reynold Elie a mis les organisations en garde contre certains concepts utilisés pour traduire la décentralisation, il s’agit de gouvernance locale et de développement local. Selon lui, ces concepts sont apparus en Europe pour traduire des réalités différentes de celles d’Haïti. Ces concepts ont été créés pour servir les intérêts du capitalisme visant à atomiser les collectivités, affaiblir l’Etat, et ainsi favoriser les investissements privés. Il y a donc, d’après lui, un danger de transfert des responsabilités de l’Etat vers les secteurs privés et des ONGs dans des domaines cruciaux, tels les infrastructures, la santé, l’éducation, l’économie, l’environnement.

    Le Professeur Elie a, entre autres, fait remarquer que la décentralisation à laquelle aspire les mouvements sociaux haïtiens depuis la chute de la dictature des Duvalier en 1986 est clairement évoquée par la Constitution de 1987. Dans ses articles 61 à 87, la décentralisation, les collectivités territoriales et leurs relations avec les pouvoirs centraux sont clairement définies. Depuis 1986, il y a cette demande de décentralisation - les mobilisations des années 87 et 90 l’ont suffisament exprimée - malheureusement les lois haïtiennes n’ont pas su la traduire en termes concrets, constate Elie.

    Jean Reynnold Elie croit, par ailleurs, que la décentralisation ne conduit pas immanquablement à l’affaiblissement de l’Etat. Elle suppose au contraire un appui à l’Etat central qui pourra se décharger de certaines tâches. Elie dit constater malheureusement que les organisations de la société civile n’ont pas pris conscience des opportunités présentes dans la Constitution de 1987. Néanmoins, il pense que la décentralisation dépend des organisations des communautés locales. Les institutions d’accompagnement, dit-il, ont pour devoir de profiter des acquis de la constitution pour développer toute une pédagogie visant à faire prendre conscience aux organisations des canaux de participation qui s’y trouvent.

    André Lafontant Joseph a, pour sa part, tenté de rassurer les participants sur l’utilisation de certains concepts liés à la décentralisation : gouvernance locale et développement local. Selon Lafontant Joseph, la gouvernance locale implique le cadre institutionnel des relations entre pouvoirs publics et société civile au niveau local, et le développement local suppose un développement qui tienne compte des communautés de base.

    Contrairement au professeur Elie, André Lafontant Joseph pense que la Constitution ne permet pas d’opérationnaliser la décentralisation. C’est ce qui a par ailleurs justifié la création de la commission qu’il présidait, soutient-il. Lafontant a fait savoir que sa commission avait en perspective les trois grandes orientations suivantes :

    La décentralisation est un moyen de rendre efficaces les services publics ;

    Les communautés rurales ont droit aux services publics ;

    La décentralisation est un outil démocratique.

    La commission a proposé au gouvernement de transition, dit-il, le modèle des expériences de gouvernance locale. D’après lui, la décentralisation se situe au carrefour d’un Etat centralisé et d’un Etat moderne décentralisé. Il a profité pour critiquer certains secteurs de la gauche haïtienne qui, selon lui, font obstacle à la décentralisation réelle de l’Etat d’Haïti.

    Les expériences des organisations dominicaines

    Manuel Gil, un législateur d’un pouvoir local dominicain, a présenté une expérience de lutte d’un mouvement de jeunes dominicains composé d’associations paysannes et d’autres institutions d’accompagnement. Ce mouvement a, suite à d’intenses activités revendicatives, décidé de se lancer à la conquête du pouvoir politique. En 1994, MIGA s’est jeté dans la bataille électorale face aux trois grands partis politiques traditionnels dominicains. Il a occupé la troisième place dans les résultats, devant le Parti de Libération Dominicaine (PLD), actuellement au pouvoir. En 1998, ce mouvement de jeunes s’est allié au Parti Révolutionnaire Dominicaine (PRD) et a gagné 3 places de députés. La divergence de vue entre le mouvement et le parti a provoqué entre une scission en 2002.

    Cette expérience a montré que les organisations de la société civile peuvent s’organiser sur différents fronts pour frayer des voies de participation à la gestion de l’Etat. Manuel Gil a fait remarquer qu’en République Dominicaine il y a maintenant une tendance positive à la décentralisation. Environ 15% du budget de l’Etat dominicain soit 15 milliards de Pesos, vont aux collectivités territoriales.

    Les perspectives

    En conclusion de cet atelier de restitution des résultats de l’enquête, Jorge Balbis, secrétaire exécutif de ALOP (Association Latino Américaine des Organisations de promotion), fait remarquer qu’il existe en Haïti une situation similaire à celle que connaît l’Amérique latine. Il y a maintenant en Amérique latine, dit-il, un mouvement de réveil de la conscience citoyenne visant à construire des alternatives au modèle de démocratie néolibérale. Ce modèle de démocratie accroît les inégalités sociales, l’endettement des pays pauvres et l’affaiblissement de l’Etat.

    Les thématiques retenues en tant que pistes de travail à l’issue de cet atelier, telles que l’éducation populaire, la lutte contre l’occupation, la décentralisation et la construction du mouvement populaire, s’apprêtent à imprimer un nouvel élan aux mouvements sociaux haïtiens. Les organisations de la société civile haïtienne se trouvent dans l’obligation de se solidariser pour lutter contre le modèle de démocratie néolibérale qui tend à affaiblir l’Etat, à accroître les inégalités sociales et à privatiser la vie citoyenne.
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