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LA CHRONIQUE DE Jacques Perce bois : Pour que l’Europe de l’énergie devienne une réalité



  • Liaison Énergie-Francophonie numéro 77 : Coopération décentralisée et développement durable

    Jacques Percebois, Directeur du Centre de Recherche en Économie et Droit de l’Énergie (CREDEN).

    Pour que l’Europe de l’énergie devienne une réalité

    L’énergie fut à l’origine de la construction européenne avec la création de la CECA et de l’Euratom. Aujourd’hui, on constate qu’il n’y a pas une politique énergétique commune de l’Union européenne car les contraintes sont très différentes, en termes de réserves énergétiques notamment, et les choix également très différents d’un pays membre à l’autre. S’il y a un accord sur les objectifs à long terme entre les 27 pays qui composent l’Union, il n’y a pas d’accord sur les moyens d’y parvenir. L’accord porte sur trois points : promouvoir une énergie compétitive, tout en assurant la sécurité des approvisionnements et en optant pour la préservation de l’environnement. Tout le monde est d’accord pour promouvoir les économies d’énergie et le recours aux énergies renouvelables tout en assurant des prix compétitifs pour le consommateur final mais l’accord s’arrête là. Certains pays refusent le recours au nucléaire qui reste un sujet tabou. Parmi les questions qui font débat, on peut citer : le rôle du marché, la place du nucléaire, les missions de service public. Le consensus est en revanche acquis sur deux points : la sécurité des approvisionnements, le développement durable

    Le rôle du marché : la promotion de la concurrence semble une « obsession » de la Commission Européenne et le « paquet énergie » de septembre 2007 demandant la séparation patrimoniale des réseaux de transport du gaz et de l’électricité (ownership unbundling) en est une preuve supplémentaire. Certains considèrent aujourd’hui que la confiance dans les mécanismes du marché est excessive et que d’une certaine façon la libéralisation du secteur électrique et gazier est, en partie du moins, un échec. D’autres affirment que le processus doit être poursuivi et intensifié. Ce projet de séparation patrimoniale rencontre une vive opposition en France et en Allemagne notamment, mais elle est réalisée et souhaitée dans d’autres pays dont le Royaume-Uni. Cette question de la séparation patrimoniale risque de renforcer la montée de certains « nationalismes » et il faut dépassionner le débat. Certes la concurrence a du bon : l’Europe est faite pour développer les échanges, dans l’énergie comme ailleurs. Pour cela il faut améliorer les interconnexions électriques et gazières, et ce développement des échanges doit permettre de créer un véritable marché unique performant. On peut d’ailleurs envisager très rapidement des Gestionnaires de Réseaux Européens Régionaux pour le transport du gaz comme de l’électricité (GRT multinationaux à l’échelle de plusieurs pays). À noter que ces échanges d’énergie ont été bénéfiques pour les grandes entreprises énergétiques. N’oublions pas que cette politique de la promotion de la concurrence est adossée à une vision industrielle : permettre l’émergence de groupes énergétiques européens performants et les nombreuses fusions et acquisitions entre groupes énergétiques européens en sont une preuve tangible.

    La place du nucléaire : le choix du « mix énergétique » (on parle aussi de « bouquet énergétique ») est de la compétence de chaque État. C’est le principe de subsidiarité, qui est un bon principe mais qui rencontre des limites. Certes il y a un consensus pour développer les énergies renouvelables (20 % de la consommation primaire à l’horizon 2020, ce qui est ambitieux) mais le nucléaire demeure un sujet tabou. L’Europe peut-elle se passer du nucléaire ? La réponse est non… surtout si on veut en même temps lutter contre le réchauffement climatique. Il faut en tout cas que le débat soit relancé de façon dépassionnée. À un moment où les programmes repartent aux États-Unis et où l’Asie a de très nombreux projets de centrales nucléaires tout comme d’ailleurs la quasi-totalité des pays du pourtour de la Méditerranée, l’Europe qui était en première ligne dans le passé dans ce domaine ne peut pas rester en retrait. Il y a des progrès à faire dans les nouvelles technologies nucléaires, la gestion des déchets, la sécurité des centrales ; certes les choix peuvent être différents d’un pays à l’autre mais il sera difficile d’exiger une convergence des prix de l’électricité pour le consommateur final européen si les parcs de production de cette électricité demeurent très différents d’un pays à l’autre… Dans certains pays, c’est le charbon qui domine (la Pologne, par exemple), dans d’autres, ce sont les hydrocarbures (l’Italie, par exemple) et dans de rares cas, c’est le nucléaire (la France, notamment). Timidement, la Commission Européenne essaie de promouvoir cette idée qu’il faut relancer le nucléaire mais on se heurte là à une opposition forte des populations dans plusieurs pays, notamment l’Allemagne, l’Autriche et l’Espagne.

    Les missions de service public : la question est essentiellement celle du maintien de tarifs réglementés pour le consommateur final… L’objectif du marché unique du gaz et de l’électricité, c’est de permettre une convergence des prix payés par le consommateur final partout en Europe ; chacun peut dès lors choisir son fournisseur et les conditions d’approvisionnement ne doivent pas être entravées par des barrières juridiques, comme des monopoles d’importation. Convergence ne signifie pas égalité, et des disparités peuvent subsister en raison de spécificités nationales ou locales. Pour le gaz qui est largement importé, la question n’est pas difficile car les prix « réglementés » payés par le consommateur domestique qui n’a pas fait jouer l’éligibilité ne sont pas très différents des prix de marché (référence pour le consommateur qui a fait jouer l’éligibilité). Il en va bien sûr de même avec les produits pétroliers, aux disparités fiscales près. C’est pour l’électricité que le problème se pose, surtout en France. Du fait du choix nucléaire les prix de revient du kWh français sont faibles et relativement stables, d’autant que le programme nucléaire est amorti ; ce sera moins vrai lorsqu’il faudra construire de nouvelles centrales nucléaires et des prix plus élevés seront alors nécessaires pour justifier ces investissements. Du fait des interconnexions croissantes entre marchés électriques en Europe (surtout entre la France, l’Allemagne et le Bénélux), le prix de l’électricité tend sur le marché spot (ou libre) à suivre la tendance européenne et en pratique il suit souvent le coût de production d’une centrale à gaz ou à charbon allemande. Il y a donc un écart important entre le prix du marché et le prix réglementé pour le consommateur final français. De ce fait, il existe une « rente nucléaire » pour EDF. La question est de savoir à qui doit profiter cette rente : à EDF ? au consommateur français ? au consommateur européen ? Il est normal que le développement des échanges conduise à des « gains » pour certains et à des « pertes » de surplus pour d’autres. En l’espèce EDF y gagne, le consommateur français y perd, le consommateur étranger y gagne et le producteur étranger risque de perdre un peu. C’est vrai dans tous les domaines économiques. Mais avec l’électricité, le consommateur français veut conserver son avantage, ce qui peut sembler légitime mais est contesté par Bruxelles. D’où le maintien de tarifs réglementés, lesquels sont contraires à la logique du marché unique selon la Commission Européenne, et surtout le souci de ceux qui ont fait jouer l’éligibilité de pouvoir revenir au tarif réglementé. C’est le principe de réversibilité contesté par Bruxelles. Les tarifs réglementés ont vocation à disparaître à terme mais rien n’empêche les pouvoirs publics de négocier demain des tarifs « contractuels » raisonnables avec les opérateurs historiques pour le petit consommateur final (après tout, le prix du pain n’est plus fixé par le Gouvernement mais il y a un accord avec la profession pour fixer un prix raisonnable pour la baguette de pain de base). Permettre le retour au tarif réglementé serait peut-être un moyen de rassurer le consommateur qui du coup prendrait davantage le risque de changer de fournisseur (c’est un point à négocier avec la Commission de Bruxelles). On doit pouvoir convaincre Bruxelles de ce paradoxe apparent : en autorisant le client domestique (qui a fait jouer l’éligibilité) à revenir sous certaines conditions (de durée, par exemple) au tarif réglementé, on inciterait peut-être davantage de clients à faire le pas et à opter pour le marché libre. Du coup, le taux d’ouverture du marché serait plus grand. Cette possibilité de retour devrait bien sûr être limitée dans le temps et soumise à des règles strictes pour éviter le « nomadisme tarifaire »… N’oublions pas non plus que les prix de marché peuvent baisser demain. L’ouverture des marchés a commencé dans un contexte de surcapacité électrique et de bas prix du pétrole. Elle se met en place dans un contexte où cette surcapacité a disparu et où les prix du pétrole sont élevés. Mais le contexte peut changer demain. Ce que craint le consommateur, c’est la volatilité des prix. Pour l’industriel, ce n’est pas un gros problème : il existe des systèmes d’assurance via les marchés financiers à terme. Pour le consommateur domestique, c’est différent ; c’est pourquoi une politique « contractuelle » des prix de base serait peut-être plus efficace et moins discutée par Bruxelles qu’une politique réglementaire de prix…

    Heureusement, l’accord est plus facile à trouver concernant la sécurité des approvisionnements et la défense d’un développement durable. Rappelons que l’Union européenne dépend pour 56 % de l’étranger pour son approvisionnement en énergie primaire, 40 % pour le charbon, 62 % pour le gaz naturel et 82 % pour le pétrole. Ce taux de dépendance devrait s’accroître fortement à l’horizon 2030 (65 %).

    La sécurité des approvisionnements : elle passe par des investissements dans le domaine de la production d’électricité et dans celui des interconnexions entre pays. Ce doit être le rôle du « politique » de s’assurer que ces investissements de capacité sont bien réalisés, d’autant que l’intérêt de certains opérateurs est parfois d’être en souscapacité (pour faire monter les prix sur le marché spot). Il faut là une politique incitative et volontariste à l’échelle de l’Europe. Dans le domaine du gaz, le problème est surtout celui de la sécurité à l’égard de nos fournisseurs : la Russie, l’Algérie, la Norvège pour l’essentiel. Nos fournisseurs sont des sociétés publiques qui obéissent à des considérations politiques fortes. (On le voit au niveau du contrôle des réseaux de transport de gaz par Gazprom un peu partout en Europe et avec les risques de « chantage politique » à l’égard des pays de transit.) Il faut diversifier nos fournisseurs mais aussi mener une politique de coopération avec ces trois fournisseurs incontournables. Le maintien de contrats à long terme (certes plus flexibles) est une condition reconnue et incontournable. Il faudrait pouvoir négocier collectivement avec ces pays et exiger comme le souhaite Bruxelles un principe de « réciprocité » entre vendeurs et acheteurs. Cela requiert plus de solidarité entre pays de l’Union et une meilleure coordination des approvisionnements. Gazprom ou Sonatrach pourront investir dans l’aval de la chaîne gazière en Europe si les compagnies européennes ont l’autorisation d’investir dans l’amont en Russie ou en Algérie. Mais ne l’oublions pas : les règles du Marché Unique en Europe ont été fixées par les Européens et pour les Européens, sans demander l’avis de la Russie et de l’Algérie. Il est normal dès lors de ne pas leur imposer nos règles mais de mener une politique de négociation pour les convaincre du bien-fondé de ces choix et les inciter à plus de coopération. Notons que même du temps de l’Union Soviétique, nos approvisionnements en gaz n’ont jamais été menacés. L’Europe a besoin du gaz russe mais la Russie a besoin du débouché européen : l’UE est un partenaire fiable et solvable…

    Le développement durable : c’est dans ce domaine que le consensus est le plus facile à obtenir. Le développement des énergies renouvelables est une très bonne chose mais il faut surtout mener des politiques ambitieuses d’économies d’énergie. Le potentiel est énorme, surtout dans le secteur du transport et de l’habitat. On sait maintenant construire des habitations « à énergie positive ». Une politique volontariste dans le domaine du transport automobile est nécessaire et « plus d’Europe » requiert plus d’ambitions ici… C’est indiscutablement le secteur du transport qui posera le plus de difficultés car dans ce secteur la consommation d’énergie est la résultante de millions de décisions individuelles. Il faut renforcer les normes, taxer sans doute davantage certaines activités mais aussi développer l’information et l’éducation du consommateur. L’Europe qui a montré l’exemple dans le domaine du CO2 doit le faire dans le domaine du transport automobile (réfléchir à des péages urbains systématiques par exemple, comme cela existe déjà dans certaines villes ?)… Cela passe aussi par des politiques encore plus ambitieuses de développement du transport collectif (notamment pour les particuliers mais aussi pour les marchandises).

    L’Europe de l’énergie semble aujourd’hui en panne. Cela tient sans doute pour partie au fait que pour beaucoup d’Européens, la création d’un marché unique était synonyme de baisse des prix pour le consommateur final. Or c’est l’inverse que l’on observe, non pas à cause de la construction européenne mais parce que le prix directeur de l’énergie (celui du pétrole) s’est fortement accru. Mais il s’agit là d’une variable exogène à l’Europe. À noter que grâce à l’euro, la hausse du prix du brut a été fortement amortie pour le consommateur, preuve que la construction européenne a aussi des avantages. Dans le domaine de l’énergie comme dans celui de la protection de l’environnement, les discours officiels sont souvent décalés par rapport aux actions concrètes ; c’est qu’il faut tenir compte des nationalismes et des comportements de « passager clandestin », problème classique dans la gestion des « biens communs ». Chacun a tendance à compter sur les autres pour sauvegarder l’environnement et l’égoïsme des États n’a rien à envier à celui des individus lorsqu’il s’agit de la sécurité des approvisionnements. Cela n’exclut pas que la solidarité puisse et doive dans certains cas l’emporter…

    LIAISON ÉNERGIE-FRANCOPHONIE No 77

    [LEF77]
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